jeudi 10 avril 2008

Le grand processus de nationalisation des richesses de Bolivie lancé par Evo Morales depuis son accession au pouvoir en décembre 2005 semble actuellement bloqué. Je publie aujourd’hui deux articles, parus respectivement dans Le Courrier du samedi 5 avril et dans celui d’aujourd’hui, 10 avril, qui tentent d’analyser les différentes raisons du blocage.

LA BOLIVIE D’EVO MORALES EST-ELLE EN PANNE? (Le Courrier, samedi 5 avril 2008)

Le projet du Mouvement vers le socialisme traverse une zone de turbulences. S'appuyant sur les appétits régionaux, la droite est notamment parvenue à bloquer la révision de la Constitution, pourtant cruciale pour inscrire les avancées sociales dans la durée.

Sergio Ferrari, de Cochabamba, Bolivie

Le 18 décembre 2005, Evo Morales, dirigeant paysan indigène, gagnait l'élection présidentielle, avec 54% des suffrages. Jusque-là puissant dans les rues, le mouvement contestataire balayait dans les urnes le système des partis traditionnels et promettait de renverser l'ordre néolibéral. Qu'en est-il vingt-six mois plus tard, alors que le gouvernement affronte une opposition requinquée sur ses positions régionalistes? En Bolivie, cette seule question suffit à déclencher passions et controverses. Pour les uns, le processus en cours entraîne des changements profonds dans l'histoire de ce pays andin. Pour d'autres, comme le dirigeant indigéniste Felipe Quispe, la gestion d'Evo Morales est une «pure trahison» des intérêts des peuples indigènes. Entre ces deux pôles, certains s'inquiètent de voir la polarisation du pays paralyser le processus engagé en 2005. A l'instar du référendum sur la nouvelle Constitution, prévu initialement en mai, qui a été suspendu sous la menace sécessionniste.

Redistribution des richesses

Lorsqu'il s'agit d'énumérer les «profonds changements» réalisés, l'ex-ministre de la Production (2006-2008), Celinda Sosa, est intarissable: «Nous vivons une révolution éducative», affirme-t-elle, par exemple, soulignant que «d'ici à la fin de l'année, l'analphabétisme sera éradiqué: 2 millions de personnes attendent de suivre des cours». Sur le plan social, la nouvelle déléguée gouvernementale pour le Département de Tarija souligne l'instauration d'une rente pour les personnes âgées de plus de 60 ans, jusqu'ici historiquement oubliés. Quant aux enfants scolarisés, ils reçoivent annuellement 200 bolivianos (30 francs suisses) dans le cadre d'un plan de lutte contre la malnutrition. «La révolution agraire a permis de faire avancer la distribution des terres et il nous reste le défi de la révolution industrielle pour satisfaire les besoins essentiels de la population. Pour la première fois dans son histoire, l'Etat bolivien dispose de ressources propres et n'est pas réduit au rôle d'importateur de nourriture», poursuit Celinda Sosa. Quant à la santé, «au niveau primaire, on a pu soigner près de 8 millions de personnes, alors que l'Opération Miracle, avec l'aide cubaine, permet de multiplier les soins à la campagne». «Nous passons d'une santé pour élites privilégiées − avec un pouvoir réduit de l'Etat et victime des plans néolibéraux pour réduire les dépenses sociales − à une santé participative, communautaire, où l'Etat a récupéré un rôle moteur», défend Nila Heredia, ministre de la Santé jusqu'en janvier 2008. Une approche payante, selon la Dse Heredia, qui signale qu'aucun cas de rubéole n'a été déclaré en 2007, ni de fièvre jaune en 2008. L'effet aussi de «l'attention sanitaire élargie aux régions les plus éloignées de la campagne, menée grâce à l'apport solidaire d'environ 1500 médecins cubains − dans un pays qui en compte 5000». Pour Celinda Sosa, l'essentiel est désormais «d'institutionnaliser ces succès en ratifiant le nouveau texte constitutionnel». L'ancienne ministre insiste sur le fait que cette Charte élaborée par l'Assemblée constituante et qui devra être soumise au peuple «respecte la propriété privée, mais en même temps donne une valeur essentielle aux droits communautaires, sociaux et plurinationaux». «La nouvelle Constitution est essentielle pour que ces changements profonds en cours ne soient pas pour deux ou trois ans mais pour toujours», souligne-t-elle.

Trop de concessions

«Même si la nouvelle Constitution présente quelques aspects positifs, elle ne répond pas globalement aux besoins réels des peuples indigènes autochtones», relève le Mallku (chef aymara) Felipe Quispe, l'un des dirigeants historiques et emblématiques du mouvement indigéniste qui propose la construction du grand Etat quechua-aymara (1). Très nettement battu par Evo Morales à la présidentielle de 2005, M. Quispe estime que «l'heure est venue de rentrer sur la scène politique et de recréer notre force, car la gestion d'Evo est tout simplement un désastre. Au début, nous avions de la sympathie pour lui, mais il n'a pas rempli ses promesses, et a poursuivi un projet libéral à visage indien. Evo devrait abroger toutes les lois néolibérales, en commençant par celle punissant la culture de la coca − introduite sous pression nordaméricaine − car la coca, c'est notre vie.» Pour le Mallku, ces deux ans ont été «du temps perdu»: «Il n'y a pas eu de distribution de terres, ni d'affectation de territoires aux indigènes; les prix des comestibles ont augmenté ces deux dernières années; l'inflation s'est emballée; on n'a pas amélioré l'infrastructure des chemins menant à nos communautés.» Et de sa lecture hypercritique de la gestion gouvernementale à la conclusion sur l'avenir, il n'y a qu'un pas (aisément franchi...): «Nous prions pour la chute d'Evo Morales, parce qu'il porte préjudice au mouvement indigène en général.» Selon lui, si Evo Morales tombait, une étape de changements potentiels s'ouvrirait: «Nous avons viré [les présidents] Banzer, Sanchez de Losada, Mesa. La chute de Morales ne nous préoccupe pas beaucoup, parce que nous sommes structurés et organisés pour y donner une réponse indigène révolutionnaire. Peut-être alors viendrait la véritable libération des peuples indiens de Bolivie», conclut-il.

Double pouvoir légitimé

A contrario, pour l'analyste politique et sociologue Jorge Komadina, il ne fait aucun doute que «la légitimité accumulée» par le Mouvement vers le socialisme (MAS) durant les années de lutte antilibérale «a permis d'initier un processus de changements qui tentent de répondre à une grave crise de l'Etat». Mais selon ce chercheur du Centre d'études supérieures de l'université (CESU), à Cochabamba, l'opposition serait aujourd'hui parvenue à stopper ce processus en lui disputant la légitimité démocratique. Une situation de blocage dont les prémisses, rappelle-t-il, apparaissent dès le scrutin présidentiel de décembre 2005. Le même jour, lors des élections des gouverneurs, le MAS échouait dans six des neuf régions du pays. Et l'opposition politique obtenait la majorité des sièges au Sénat. Six mois plus tard, début juillet 2006, le parti d'Evo Morales remportait bien les élections à l'Assemblée constituante, mais sans obtenir les deux tiers des mandats nécessaires pour faire adopter les réformes constitutionnelles espérées. Au même moment, les départements de Santa Cruz (centre financier du pays), Beni, Pando et Tarija disaient «oui» au principe d'une autonomie régionale renforcée, alors que le reste du pays faisait échouer le réforme. «Les élections de décembre 2005 − et celles des mois ultérieurs − ont créé une situation de `gouvernement divisé', qui pourrait donner lieu à une situation de `double pouvoir', en cas d'approfondissement de la tendance actuelle», détaille le sociologue. Vingt-six mois après la victoire de la gauche, la Bolivie se retrouve avec «deux projets politiques antagoniques, qui se disputent le pouvoir politique et la domination des ressources naturelles». D'un côté, le charismatique Evo Morales, le MAS et une série de secteurs populaires et des classes moyennes qui appuient le processus actuel de changement. D'autre part, l'opposition politique dirigée par les partis Podemos et Uniré nationale, les secteurs privilégiés − et plus particulièrement les propriétaires fonciers − et le dénommé «Mouvement civique régional» qui ne cessent de défier le gouvernement. «Les deux blocs peuvent compter sur une légitimité électorale, un appui social et une légalité reconnue», estime M. Komadina. D'où une situation de «pat» dans les rapports de force au plan national. Ce «pat» est marqué par un fait sociologique essentiel: «La violence symbolique et la stigmatisation de l'autre, du rival, a renforcé toujours davantage la confrontation dans la vie nationale.» Dans ce cadre, le travail laborieux de l'Assemblée constituante durant près de deux années a pris fin avec une nouvelle Constitution, approuvée sans avoir obtenu un réel consensus national et dénoncée par les secteurs anti-Morales. Tout cela mène la Bolivie sur un chemin sans issue, où la convocation éventuelle de nouveaux référendums concernant aussi bien le nouveau texte constitutionnel que les autonomies départementales apparaît comme vraisemblable. Sans assurer, néanmoins, la possibilité de détendre un débat politique très tendu qui pourrait entraîner des explosions sociales et de nouvelles confrontations à court ou à moyen terme. Selon le chercheur, cette situation extrêmement complexe s'explique par le «moment de transition historique» vécu par son pays. «Le cycle néolibéral (1985-2000) est épuisé, mais l'ordre nouveau n'en finit pas de naître», dit-il. Avec le facteur aggravant que le processus de réformes politiques engagé par le gouvernement «est bloqué».

Comment débloquer le jeu

Considérant l'avenir, l'universitaire bolivien trace deux scénarios possibles: la confrontation ou l'accord politique. Si l'actuelle logique prévaut, la porte est ouverte à l'affrontement: les deux blocs s'accusant mutuellement d'illégalité. Une adoption simultanée de textes contradictoires − les statuts d'autonomie et la Constitution − serait possible, créant un chaos légal. La seconde option, la négociation, pourrait déboucher sur un accord politique entre le gouvernement et l'opposition, rendant compatible les deux projets législatifs, avant qu'une votation coordonnée n'obtienne un large appui des citoyens. «Un scénario difficile, si on analyse la dynamique actuelle du pays», affirme M.Komadina. Mais il est vital pour assurer une solution négociée excluant la confrontation violente. Dans cette optique, Evo Morales a pris l'initiative de demander une médiation de la hiérarchie catholique. Dans ce moment complexe, où la sortie de crise s'apparente à un labyrinthe, il semble pourtant y avoir place pour l'optimisme. «Je continue à être optimiste par la volonté, même si la raison ne nous rend pas toujours très optimiste», conclut Jorge Komadina.

Des mois décisifs

Les mois qui suivent seront décisifs pour ce pays latino-américain. Avec la médiation de l'Eglise catholique, un dialogue national est en marche. Les votes sur la nouvelle Constitution et sur les statuts d'autonomie, fixés le 4 mai 2008, devraient être retardés de quelques semaines, afin de tenter d'arriver au scrutin avec un consensus négocié préalablement. Les attentes de changements, suscitées par ce processus inédit dirigé par Evo Morales, sont très élevées parmi les secteurs populaires qui continuent de l'appuyer. La Bolivie, la nation la plus appauvrie de l'Amérique latine, a opté pour un nouveau paradigme de redistribution et d'équité sociale. Néanmoins, les échéances politiques ne sont pas éternelles et la population veut des améliorations maintenant.

Traduction: H. P. Renk. Adaptation: BPZ.

(1) Référence à l'empire Inca, d'avant la conquête espagnole.

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