jeudi 29 mai 2008

Qui a lu les informations qui suivent ? Encore une fois, la page Solidarité du Courrier de Genève, sponsorisée par la Fédération genevoise de coopération (FGC) rompt le silence sur les problèmes politiques de l’Amérique latine, en l’occurrence du Mexique. L'occasion de saluer ici la qualité et l'originalité de l'information du Courrier et plus spécifiquement, pour la partie du monde qui nous intéresse dans ces pages, le travail de Benito Perez.

«L'ARMÉE EST PRÊTE À ATTAQUER LES ZAPATISTES»

Paru dans Le Courrier du Mardi 29 Avril 2008

PROPOS RECUEILLIS PAR BENITO PEREZ

MEXIQUE • Le militant des droits humains Ernesto Ledesma a visité onze pays européens pour avertir du danger croissant d’une offensive militaire contre les communautés autonomes indigènes.

«Qui a fait la guerre sait reconnaître les chemins qui y préparent et en annoncent la venue prochaine. Comme la peur, la guerre a une odeur. Et aujourd'hui, on commence déjà à sentir son odeur fétide sur nos terres.» Ces mots prononcés par le sous-commandant Marcos, le 16 décembre dernier (1), sont univoques: le mouvement zapatiste se prépare à l'éventualité d'un nouveau conflit armé. Depuis six mois, le leader de l'insurrection indigène du Chiapas a délaissé la scène politique pour se concentrer sur ses fonctions de chef de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Directeur du Centre d'analyse politique et de recherche sociale et économique (CAPISE), Ernesto Ledesma partage l'analyse du «sub». Avec son organisation de défense des droits humains, basée à San Cristobal de las Casas (Chiapas, sud-est mexicain), ce jeune intellectuel observe une intensification des opérations militaires et paramilitaires contre les communautés indigènes autonomes depuis l'élection (très contestée) du président Felipe Calderón. L'inquiétude du militant – plusieurs fois menacé pour son travail d'observation – est d'autant plus vive qu'un «scandaleux silence médiatique entoure cette nouvelle offensive contre les peuples zapatistes de la part de l'Etat mexicain».

Le harcèlement militaire des communautés zapatistes n'est un fait nouveau...

Ernesto Ledesma: Effectivement. Mais cela faisait au moins dix ans que nous n'avions plus observé une telle activité militaire dans la zone. Nous avons recensé 56 campements militaires permanents − dont plus de la moitié comptent deux unités de combat en leur sein. Les 90% sont composées d'unités spéciales d'élite. Après dix ans, nous avons à nouveau constaté des cas de tortures policières contre des zapatistes. Surtout, les observations que nous avons réalisées l'an dernier décrivent la fin du cycle de «guerre de basse intensité». Le positionnement stratégique de l'armée dans les territoires indigènes du Chiapas a changé. Aujourd'hui, bien qu'elle poursuive son travail de sape, elle est prête à mener une offensive plus classique. Aura-t-elle lieu? Nous n'en savons rien, mais en tout cas l'armée s'y prépare. En décembre, l'EZLN a réagi en annulant une tournée politique qu'elle avait prévue dans le pays. Ses dirigeants ont provisoirement quitté la vie publique et se sont retranchés dans les montagnes pour se préparer à une possible offensive.

Quel pourrait être l'objectif d'une action militaire dans la zone?

Ce n'est là qu'une hypothèse: l'armée pourrait être en train d'étudier la faisabilité pratique et surtout politique d'une opération chirurgicale, visant les dirigeants militaires et civils zapatistes. Il s'agit peut-être de voir la capacité du mouvement d'appui aux zapatistes à faire payer politiquement une telle opération. C'est pourquoi le silence des médias face à la militarisation actuelle du Chiapas est particulièrement préoccupant.

On parle aussi de réactivation du paramilitarisme...

Là aussi, cela faisait des années qu'il n'y avait eu autant d'agressions physiques contre les indigènes zapatistes. Ce n'est pas une coïncidence, ces exactions sont fomentées par les propres militaires, qui recrutent parmi les non-zapatistes des communautés indigènes.

Comment tentez-vous d'agir pour faire cesser les agressions?

Nous sommes sur le qui-vive depuis des mois, mais nous nous heurtons à un véritable encerclement médiatique. Nous avons dressé une liste de 200 membres des groupes paramilitaires, indiquant précisément ce qu'il leur est reproché. Pourtant, l'impunité est totale. On fait comme si rien ne se passait.

Pourquoi l'armée fait-elle appel à des paramilitaires?

Les violences paramilitaires servent à camoufler les véritables causes du conflit au Chiapas. La stratégie consiste à affaiblir les zapatistes en divisant les communautés indigènes. On fait ensuite croire que les violences résultent de conflits inter-indigènes.

Concrètement, comment l'armée s'y prend-elle?

D'abord, elle installe un campement dans une communauté ou sur une route menant à une communauté indigène. Les premières choses qui arrivent dans le sillage des militaires sont l'alcool et les prostituées. Or l'un comme l'autre sont interdits par l'armée et ce commerce s'installe donc au sein même de communautés indigènes qui ignorent tout de ces fléaux. Peu à peu, les allées et venues des militaires vont provoquer des interactions nombreuses avec des jeunes habitants. D'autres relations sont encore suscitées par des activités sportives ou festives. Ces bouleversement tendent à désagréger les liens sociaux traditionnels et préparent un terrain favorable au recrutement, puis à l'entraînement de certains jeunes. Qui formeront ensuite des groupes paramilitaires.

Cette stratégie est-elle appliquée au sein des territoires autonomes?

Non. Les communautés zapatistes ne le permettraient pas. L'armée agit auprès des villages où seule une partie des habitants est sympathisante des zapatistes. La Sedena (Ministère de la défense, ndlr) s'adresse à une famille non-zapatiste et lui loue très cher un terrain en vue d'installer un campement. Ensuite, elle travaille au renforcement des villageois qui lui sont favorables. Le conflit est dès lors programmé.

L'offensive anti-zapatiste est-elle uniquement militaire?

Non. Elle a aussi une dimension «légale», puisque les instances agraires se sont lancées dans une campagne d'expropriation de terres appartenant à des familles zapatistes. Nous avons recensé plus de 50000 hectares expropriées. Par ailleurs, le Secrétariat (ministère, ndlr) à l'environnement est en train de transformer des milliers d'hectares en zones naturelles protégées afin d'en expulser les habitants. C'est une offensive extrêmement importante!

(1) Déclaration intégrale en français: cliquez ici

«Le zapatisme n'est pas une mode»

PROPOS RECUEILLIS PAR BPZ

Pourquoi le gouvernement se lance-t-il dans une telle opération contre un mouvement zapatiste que beaucoupdisent essoufflé?

Je répondrai par une autre question: si les zapatistes étaient si affaiblis, pourquoi l'armée se mobiliserait-elle ainsi? En 2003, le mouvement zapatiste est entré dans une nouvelle phase avec la constitution des Caracoles et des Juntas de Buen Gobierno (1). A l'époque, il y avait trente municipalités autonomes, aujourd'hui, il y en a plus de quarante! Ce n'est pourtant pas simple de constituer une municipalité qui peut compte plus d'une centaine de communautés: il faut en délimiter le territoire, puis créer les structures sanitaires, éducatives, d'habitat, judiciaires, agraires, etc. Quant à dire si les zapatistes sont plus ou moins nombreux, c'est bien difficile! Il faudrait parcourir la montagnes des jours et des jours pour faire un recensement. Personne ne l'a jamais fait, pas même l'Etat. Ce que l'on observe aussi, c'est que des communautés n'ayant pas franchi le pas de se constituer en municipalité autonome ont de plus en plus recours aux institutions zapatistes pour résoudre leurs conflits ou leurs problèmes. Le système autonome est d'autant plus attirant qu'ils connaissent les faiblesses du système traditionnel, tout en pouvant «tester» des institutions zapatistes basées sur le volontariat et non l'obligation.

Le mouvement n'est-il pas davantage isolé que par le passé?

La situation politique a changé depuis son émergence il y a quatorze ans. La Sixième Déclaration de la Forêt Lacandona (prononcée par l'EZLN en 2005, lire un extrait ci-dessous) a permis de secouer l'ambiguïté, de préciser que les problèmes qui se posent au peuple sont d'ordre structurels et que la réponse doit être anticapitaliste. Cette clarification a renforcé le mouvement: si certains se sont retirés, d'autres l'ont rejoint avec une vision plus claire des priorités. La mobilisation est permanente – trois forums ont déjà été tenus à Mexico – surtout depuis que le sous-commandant Marcos a pris congé de la société civile. Ce n'est pas parce que les médias n'en parlent pas qu'elle n'existe pas. De toute façon, l'EZLN devait en finir avec la simple sympathie à son égard et passer à l'action. L'Autre campagne (en référence à la campagne électorale de 2006 rejetée par les zapatistes, ndlr) met en place un instrument de lutte par le réseautage des secteurs marginalisés. Désormais, les zapatistes ne sont pas seulement les indigènes du Chiapas mais tous ceux qui se reconnaissent dans cet engagement concret. Si une prostituée est agressé dans le nord du pays, ce sont tous les zapatistes qui sont agressés et qui tentent d'y répondre, par exemple en l'hébergeant dans une de leurs «Maisons sanctuaires». C'est un processus organisationnel long et peu spectaculaire, mais plus solide, mieux enraciné. Le zapatisme n'est pas un mouvement de mode.

(1) Cinq Caracoles ont été formés par les zapatistes. Chacune de ces zones autonomes est composée de moins d'une dizaine de municipalités zapatistes. Chaque communauté indigène envoie un représentant (mandat limité à un an révocable) au Caracol dont elle dépend, afin qu'il participe à la Junta de buen gobierno (Conseil de bon gouvernement) qui administre l'éducation, la justice, la santé, etc.


VERBATIM: «COMMENT NOUS VOYONS LE MONDE»

«(...) Maintenant nous allons vous expliquer comment nous, les zapatistes, nous voyons ce qui se passe dans le monde. Eh bien nous voyons que le capitalisme est le plus fort en ce moment. Le capitalisme est un système social, c'est-à-dire une forme selon laquelle dans une société sont organisées les choses et les personnes, qui distingue ceux qui possèdent de ceux qui ne possèdent pas, ceux qui dirigent et ceux qui obéissent. Dans le capitalisme il y en a certains qui ont de l'argent, c'est-à-dire le capital et les usines et les commerces et les champs et beaucoup de choses, et d'autres qui n'ont rien, seulement leur force et leur savoir pour travailler. (...) Ainsi le capitalisme signifie qu'il n'y en que quelques-uns qui ont des grandes richesses, mais pas parce qu'ils ont gagné un prix ou qu'ils ont trouvé un trésor ou qu'ils ont hérité d'un parent, mais parce qu'ils obtiennent ces richesses en exploitant le travail de beaucoup de gens. Autrement dit, le capitalisme repose sur l'exploitation des travailleurs, ce qui veut dire qu'il pressure les travailleurs et leur prend tout ce qui peut lui rapporter. Cela se fait avec des injustices parce qu'il ne paye pas justement la besogne du travailleur, mais lui donne à peine un salaire pour qu'il puisse manger et se reposer un peu, et le jour suivant retourner travailler à l'exploitation, que ce soit à la campagne ou en ville.

Aussi le capitalisme s'enrichit en dépouillant, c'est-à-dire par le vol, puisqu'il prend aux autres ce qu'il désire, par exemple les terres et les richesses naturelles. Autrement dit, le capitalisme est un système où les voleurs sont libres, admirés et montrés en exemple.

(...) Ce qui l'intéresse le plus sont les marchandises, parce que quand on les achète et les vend, on s'enrichit. Ainsi le capitalisme convertit tout en marchandises: les personnes, la nature, la culture, l'histoire, la conscience. (...) Et il cache tout derrière les marchandises pour que nous ne voyions pas l'exploitation. (...) Par exemple, sur le marché, on voit le café déjà emballé, dans un petit sachet ou un flacon très joli, mais on ne voit pas le paysan qui a souffert pour récolter le café, et on ne voit pas l'exploitant qui lui a mal payé son travail, et on ne voit pas les travailleurs dans la grande entreprise qui emballent sans arrêt le café. On voit un appareil pour écouter de la musique comme des cumbias, des rancheras ou des corridos ou selon les goûts de chacun, et on voit qu'il est bien parce qu'il a un bon son (...).

Le capitalisme a besoin de beaucoup de marchés... ou d'un marché très grand, un marché mondial. (...) Dans la globalisation néolibérale, les grands capitalistes (...) veulent que le monde entier se transforme en une grande entreprise et en une sorte de grand marché. Alors le capitalisme détruit et change ce qui ne lui plaît pas et élimine ce qui le gêne. Par exemple, ceux qui ne produisent ni n'achètent ni ne vendent les marchandises de la modernité ou ceux qui se rebellent à cet ordre, le gênent. C'est pour ça que les indigènes gênent la globalisation néolibérale et qu'on veut les éliminer. (...)»

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