dimanche 20 juillet 2008

Voici un article inéressant sur la récupération de certaines oeuvres musicales par le pouvoir du Nicaragua, paru dans El país puis dans le Courrier International de cette semaine.

Carlos Mejía Godoy, chantre de la révolution sandiniste, a interdit au gouvernement d’utiliser ses chansons à des fins de propagande. L’écrivain Sergio Ramírez* le défend.

Carlos Mejía Godoy, le plus célèbre des auteurs-interprètes du pays, a décidé d’interdire l’utilisation de ses chansons comme moyen de ­propagande lors des manifestations publiques du gouvernement présidé par Daniel Ortega [élu en no­vembre 2006] et sa femme, Rosario Murillo. Il a donc adressé une lettre à cette dernière, dans laquelle il justifie sa décision en invoquant ses droits, protégés par la Société générale des auteurs et éditeurs espagnols (SGAE). Les raisons de son refus sont simples. “Dans la situation dramatique que vit notre peuple, à nouveau menacé par une dictature familiale, réplique sordide de la tyrannie des Somoza, je ne peux permettre que mes chansons, précisément inspirées par le sacrifice et l’immolation de milliers de frères nicaraguayens, servent de fond musical pour poursuivre, du haut d’estrades fleuries, la tragi-comédie la plus honteuse de ces dernières années.”
Il ne pouvait pas y avoir de pire offense pour le couple Ortega, détenteur du pouvoir absolu. Le chantre de la révolution leur refuse sa musique et, du même coup, le titre de révolutionnaires qu’ils s’octroient chaque jour dans leurs interminables discours. Il a par ailleurs clairement exprimé qu’il ne voulait pas d’argent, ses chansons n’étant pas à vendre pour de la propagande officielle. Il refuse purement et simplement qu’on les utilise. Depuis, une véritable avalanche de reproches s’est abattue sur lui dans les médias à la solde du gouvernement, et on a vu resurgir les accusations portées trente ans plus tôt par les porte-parole de la dictature de Somoza, lorsque les ­compositions de Carlos ouvraient la voie à l’insurrection populaire. Certains exigent même que les droits sur sa musique lui soient retirés par décret présidentiel, comme s’il s’agissait d’une entreprise d’élevage, d’une banque ou d’une usine de produits laitiers.

“Cette œuvre appartient au sang de ceux qui sont tombés”

Malgré leur emphase mielleuse, les réactions des dirigeants ne parviennent pas à masquer l’atrocité qu’il y a à réclamer la confiscation de l’œuvre du compositeur, riche de plus de deux cents chansons. “Certes, les règles du droit peuvent entraîner une action en justice appuyée par la Société des auteurs espagnols, mais elles ne doivent pas pour autant nous faire renoncer à cette œuvre qui, qu’on le veuille ou non, appartient au sang de ceux qui sont tombés, et que respectent des centaines de milliers de Nicaraguayens membres du FSLN [Front sandiniste de libération nationale, le parti au pouvoir]. Et l’on veut à présent les réduire au silence et leur faire oublier ces chants révolutionnaires”, écrivait, le commandant Tomás Borge, ancien ministre de l’Intérieur et proche du couple Ortega. Cette vieille idée atrabilaire selon laquelle les auteurs ne sont pas propriétaires des fruits de leur talent, mais que c’est le peuple qui inspire l’artiste par ses épopées (par “peuple”, comprenez “parti politique”), semblerait inoffensive de nos jours, à une époque où les partis uniques, détenteurs de la pensée unique, ont été partout dépossédés de leurs vieilles prérogatives.
Mais ce n’est pas le cas au Nicaragua, où l’Histoire semble replonger dans les ténèbres du monopole d’un pouvoir qui veut également s’imposer aux esprits, aux sentiments, à la pensée et à l’imagination. Mme Murillo ne laisse planer aucun doute sur cette volonté de domination totale lorsqu’elle déclare : “Dans la vie, certaines choses ne nous appartiennent pas personnellement, et n’appartiennent à personne. Elles ne relèvent pas de la propriété, qu’elle soit individuelle ou privée. C’est le cas des morts, par exemple, de l’espoir collectif, de la création collective, de la douleur collective ou des triomphes collectifs.”

Les morts se voient ainsi confisqués

Le vieux poids du collectif. Dans cette immobilité historique exigée par un pouvoir absolu, tout est gelé. Les morts, par exemple, qui eux aussi se voient ainsi confisqués. L’épopée de la révolution entreprise par ma génération reposait sur une profonde croyance dans des valeurs éthiques, représentées par un détachement des biens matériels, une solidarité illimitée et un sentiment de compassion envers les plus humbles. Nous voulions construire un monde différent, un monde de justice et d’équité. Notre vie n’était alors qu’un instrument pour atteindre ce monde nouveau. Ainsi, à l’heure du triomphe sur la dictature de Somoza [en 1979], ceux [le FSLN] qui prirent les rênes du pouvoir étaient des survivants, convaincus qu’ils n’auraient jamais fini de payer leur dette aux morts.
Mais aujourd’hui les rôles ont été tragiquement inversés, et de cette épopée, que Carlos Mejía Godoy glorifie précisément dans ses chansons, il ne reste plus que des frises, des tapisseries déchirées et mangées aux mites. Ceux qui sont tombés pour cette cause doivent se retourner dans leur tombe en voyant la nouvelle scène du pouvoir, qui représente tout le contraire de ce que les chansons exaltent. Et voilà qu’on voudrait apposer sur ces chansons le vieux cachet desséché du collectif : espoir collectif, création collective, douleur collective, triomphe collectif, toute une fantasmagorie dont les personnages, vidés de substance et de sens éthique, se contorsionnent de façon pathétique. Une fois de plus, la geste héroïque des héros est transformée en théâtre d’horreur. Et s’il y a un endroit où elle reste intègre, c’est dans la musique de Mejía Godoy.
Mme Murillo évoque sans ambages le concept voulant que le peuple, considéré comme un ensemble unanime et abstrait, s’incarne dans un parti total. “Les chansons de Carlos, malgré leur compositeur, continueront à appartenir au Front sandiniste qui a fait la révolution et qui, dans cette lutte mythique, les a inspirées et dictées. Au Front sandiniste qui continuera, en outre, à révolutionner l’Histoire.” Des raisons visiblement plus que suffisantes pour confisquer le patrimoine créatif d’un artiste, au nom d’un parti auquel on donne le rôle impossible de détenteur de l’Histoire et celui, plus impossible encore, de continuer à la révolutionner.

* Sergio Ramirez fut vice-président du premier gouvernement de Daniel Ortega (1985-1990)

Voici l'une des chansons les plus connues qu'interprète Carlos Mejía Godoy. Et bientôt, quelque chose de plus personnel...



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