lundi 18 août 2008

A Gloria, Gerson, Pablo et les autres


Il y a des nouvelles qui font un peu mal au ventre, qui énervent, qui, si le monde n'était pas si cruellement réel, pourraient être de mauvaises plaisanteries.

Je viens de lire dans les pages chiliennes de Rebelion.org que l'école de médecine publique de l'Université du Chili recevra le nom de Salvador Allende, en hommage au sens de la justice sociale que manifestait l'ancien président médecin. Passe.

Et voici la déclaration de la députée Isabel Allende. Rien à voir avec l'écrivaine, c'est bien mieux, c'est la fille de Salvador Allende (on ne peut donc même pas voir dans ses propos un petit délire fictionnel): «L'héritage de Salvador Allende est vivant [...]; son engagement dans le domaine publique a marqué sa vie; il est une part de notre héritage pour la force avec laquelle il défendit les principes de loyauté et de cohérence. [...] Son image symbolique est celle d'une recherche constante de la vérité et de la démocratie, celle-ci devant être comprise comme le bien supérieur.»

Je pense qu'Isabelita et moi n'avons pas la même définition du mot "cohérence". J'ai eu la chance de voir comment fonctionne la médecine publique à Santiago - la chance, parce que ce n'était pas pour moi. Moi j'étais là à accompagner, à observer, à subir l'humiliation d'une cinquantaine de personnes dans une salle d'attente glaciale (le hall de l'hôpital ophtalmologique publique). Certains avaient des rendez-vous, d'autres étaient là en urgence, tous avaient payé leur bon d'entrée, comme il se doit (la médecine est gratuite, mais il faut payer à l'avance; et elle n'est gratuite, donc remboursée, que pour les patients bénéficiant d'un salaire qui choisissent en général un contrat d'assurance privée. Les autres, chômeurs, retraités, handicapés qui ne peuvent pas cotiser, paient. Logique, non?).

Il y avait un médecin, un seul, ce jour-là, pour s'occuper de ce lazaret. Certains patientaient tranquillement avec une serviette de cuisine sale appliquée sur un oeil ensanglanté, d'autres n'avaient tout simplement plus d'yeux visibles. De protestation, aucune, car c'est la vie. Nous, nous étions là pour un examen des vaisseaux de l'oeil, avec liquide de contraste, etc., d'une valeur d'environ 50€. Le second, en fait, en six mois, car le premier n'avait pu être imprimé (plus de papier) et avait été effacé par erreur de l'ordinateur. Il était donc précisé de venir muni d'un CD-rom pour enregistrer l'examen.

Nous sommes restées là de 8h à 17h, heure à laquelle une vingtaine de personnes, y compris certaines qui bénéficiaient d'un rendez-vous précis pour ce jour-là, ont été renvoyées chez elles, puisque le médecin finissait ses heures. Seul le service d'urgence restait ouvert (je n'ai toujours pas compris comment). Dans ces cas-là, le rendez-vous n'est pas déplacé automatiquement. Il faut repasser en prendre un, payer le bon à nouveau, et revenir à 8h du matin le jour dit, deux, trois, ou six mois plus tard.

L'hôpital publique d'ophtalmologie se situe à Providencia, dans un beau quartier, une rue pleine de cliniques privées pimpantes. Le bâtiment où nous étions était littéralement en décomposition (il a d'ailleurs brûlé entre-temps, suite à un problème d'électricité). A le voir de l'extérieur, on est en droit de croire qu'il s'agit d'une ancienne prison désaffectée. Dedans, il n'y a pas de portes dans les différentes salles ou le(s) médecin(s) officie(nt). On vous pose donc les question d'usage dans un espace ouvert, avec une file de personnes dans l'embouchure de la porte, qui de temps en temps passent la tête à travers pour demander quand viendra leur tour. Tout est sale, il n'y a pas de personnel, les réceptionnistes sont toutes des bénévoles.

Santé publique qu'Isabel Allende, tout comme la ministre de la santé, sans doute, n'a jamais été contrainte d'affronter, même de très loin. Son père, Salvador Allende, avait basé une bonne partie de son combat politique sur ce qu'il avait pu voir, comme médecin, de l'état d'humiliation dans lequel pataugeait une bonne partie de la société chilienne. La différence, aujourd'hui, c'est que la plupart des Chiliens vivent dans du dur (je vous ferai d'ailleurs un jour un autre topo sur les "maisons minimales" de l'Etat chilien), comme nous, s'habillent d'un jean et d'un t-shirt, comme nous, vivent dans un pays dont l'économie, sous certains aspects, est parfaitement identique à celle de l'Europe, mais avec des salaires 5 à 10 fois inférieurs. La misère du Chili est cachée derrière les murs colorés des immeubles de banlieue. Elle est cachée dans les frigos vides, dans les esprits vides, dans les appartements fermés à multiples tours de ceux qui n'ont pourtant rien, sauf la télé (vide elle aussi).

A la télé, justement, il y a sur canal 13 une émission où un éminent professeur à l'Université catholique, le Docteur Vidal, reçoit des patients atteints de malformations ou de défauts physiques pathologiques ou accidentels. Si ceux-ci acceptent d'être filmés durant leur traitement et leur opération, on les soigne gratuitement. Ce grand professeur, patron d'une clinique privée de Providencia, c'est "le chirurgien des corps et des âmes" (titre d'une émission identique sur Mega, chaîne concurrente) qui redonne apparence humaine à des pauvres diables et leur rend la joie le temps d'une émission bien sanglante, bien pute. Vous ne me croyez pas? Allez voir ici.

Alors appeler l'école de médecine publique "Salvador Allende", c'est baffouer ouvertement le nom de l'ancien président. Aucun étudiant en médecine ne souhaite, aujourd'hui, devenir médecin dans un hôpital publique. Ceux qui font cela ont une clinique privée à côté et sont grassement payés par un Etat qui n'a de socialiste que le nom. Et les médecins chiliens qui respectent Salvador Allende se comptent sans doute sur les doigts de la main.

Par ailleurs, c'est hors sujet mais disons-le, les manifestations en mémoire de Salvador Allende sont interdites le 11 septembre depuis 2006 et un député de droite vient de proposer qu'une statue de Pinochet soit érigée à côté de celle d'Allende devant le palais de la Moneda. Alors ton héritage national, Isabel, tu peux te le garder dans ton dictionnaire de rhétorique.

Où il est, Salvador s'en fout et il a raison. Mais cette farce ne concerne pas que lui: elle est aussi une sorte d'injure à tous ces gens, ces millions de Chiliens qui n'ont pas le choix de leur système de santé, qui se font recevoir comme des chiens dans des dispensaires et des hôpitaux immondes parce qu'ils ont le tort de ne pas avoir d'argent. Eux aussi s'en foutent, d'ailleurs. Le soir, ils peuvent regarder le Docteur Vidal sur canal 13, et espérer que peut-être un jour, à leur tour... Donc tout va bien.

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2 Commentaires:

  1. M a dit...
    Waouh Nathalie, je ne te reconnais plus ! mais dois avouer que ta colère est plus que légitime quand j'ai vu les photos : c'est immonde de demander aux malades de s'exposer ainsi ! J'avais une autre opinion des médecins, de surcroît un médecin de la Pontificia (je suppose que c'est de cette université qu'il s'agit ?)
    Je ne veux pas avoir l'indécence de comparer cette médecine à celle chez nous en France bien qu'elle soit à deux vitesses depuis fort longtemps et ne s'arrangera certainement pas dans le bon sens. Je dirai même que les acquis sociaux se prennent une belle claque dans la g...
    Nathalie Vuillemin a dit...
    Oui en Europe on va dans la joie vers ce type de médecine. En Suisse aussi. D'ailleurs il y a déjà des gens, ici, qui ne vont pas chez le médecin parce que ça coûte trop cher. Mais au moins, même si on attend, on est reçu à peu près correctement partout, tandis qu'au Chili...
    ça faisait une bonne année que je l'avais dans la gorge ce coup de gueule ;-)