vendredi 19 septembre 2008

La vie à Cuba, vous l'aurez compris en nous suivant pendant ces trois semaines, n'est pas noire ou blanche, facile ou difficile, triste ou souriante. Elle est tout et son contraire à la fois, selon les individus sur lesquels on tombe. Infiniment complexe par son histoire, sa culture et son contexte politique, elle demande, pour être comprise, un temps d'adaptation plus important que dans d'autres pays plus lointains de l'Europe, géographiquement, mais plus proche, du point de vue des mentalités. Et il n'est pas certain qu'on parvienne vraiment à la comprendre, en fin de compte...
La Casa de la Trova de Trinidad est une galerie de personnages qui, tous, d'une manière ou d'une autre, représentent cette île, ses métissages et toutes ces petites choses qui, à nous yeux, sont autant de paradoxes. L'un d'eux est un beau danceur noir d'une soixantaine d'années, toujours habillé de noir, coiffé d'un béret blanc ou rouge selon les soirées, l'oeil luisant, l'air cynique, et très prompt à inviter toutes les femmes de l'assistance, Cubaines ou touristes, dans des salsas endiablées. Même les danseuses expérimentées finissent par perdre le fil, tant les mouvements qu'il invente sont ingénieux et compliqués. A la fin, il remet invariablement à sa partenaire la carte d'une de ses amies qui donne des cours de danse quelques rues plus loin.
En nous promenant dans l'une des rues les plus populaires de la ville, hors du centre historique, nous avons été interpelés l'autre jour par un vieillard aux cheveux blancs, torse nu, assis sur une marche devant une maison, portant des lunettes beaucoup trop grandes pour lui et un short hors d'âge, et racommodant de vieilles chaussures. C'est le regard, après plusieurs secondes d'arrêt perplexe, qui m'ont permis d'identifier notre danseur, lui-même comme soulagé d'avoir été reconnu. Difficile d'échanger autre chose que des banalités sur la nécessité de travailler et de gagner un peu d'argent, tout en se promettant de se revoir le soir. La rencontre fut troublante. Elle résumait d'une certaine manière la vie de nombreux Cubains que nous avons rencontrés: Eduardo, architecte le jour, conducteur de calèches en soirée; Felix, ingénieur spécialisé dans les moulins à sucre, qui vit en jouant des chansons de Silvio Rodriguez et Pablo Milanes dans les bars; Jorge, paysan le jour, chanteur le soir; Felicia, tisserane le jour, danseuse la nuit; Margarita, professeure de biologie qui, après 27 ans de travail, a préféré se consacrer pleinement à sa maison d'hôtes; Luiz, lui aussi ingénieur, devenu chauffeur de taxi depuis la crise de l'industrie sucrière (en 20 ans, Cuba est passé de près de 300 entreprises à 6, puis, actuellement, une vingtaine en activité). Et tous ces ingénieurs, licenciés universitaires, qui vivent de petits travaux en rapport avec le tourisme, non qu'ils ne trouvent rien dans leur secteur, mais parce qu'aller marcher une demi-journée dans la sierra avec deux touristes rapporte bien plus que travailler 1 mois dans son domaine de spécialisation.
Avec tous ça, disons-le pour que les choses soient claires, les Cubains qui se plaignent amèrement sont rares ou en ont après votre porte-monnaie. La plupart critiquent les difficultés liées aux mesures de la période spéciale, le système des deux monnaies, mais ne prétendent pas mourir de faim ou souffrir d'autre chose que de l'embargo. Au contraire, en tout cas à la campagne, ils aiment à souligner tout ce que leur offre leur île. Finalement, c'est en tout cas ce que nous avons pu constater pendant ce séjour, c'est sans doute à La Havane que la vie est la plus difficile. En province, les oeufs, la viande, le poisson, les fruits et les légumes sont abondants et accessibles en monnaie nationale à des prix tout à fait abordables. Le problème principal concerne les biens "de luxe": vêtements, matériel scolaire (mais là encore: nous avons visité ce matin une école de Trinidad et avons appris que les enfants recoivent deux stylos par mois...), cosmétiques et produits culturels (livres, disques, etc.). Nous avons constaté que la plupart de nos interlocuteurs, tout en étant critiques sur certains aspects de la vie ici, sont globalement très positifs et nous narguent gentiment en nous rappelant que l'espérance de vie à Cuba est de 77 ans, qu'ils ne paient pas le moindre peso pour être suivis et soignés lorsqu'ils en ont besoin, et que toutes les formations scolaires et universitaires sont payées par l'Etat.
Evidemment, du discours aux sentiments, de la mauvaise fortune au bon coeur, de ce qui se pense à l'intérieur des maisons à ce qui se chante dans les bars, il y a forcément un décalage qu'il n'est pas facile de percevoir en 20 jours. Mais l'optimisme général, l'énergie, la solidarité des Cubains laissent admiratif. Ici, on ne geint jamais, on agit, même après un ouragan...

Au bilan, il est évident qu'il faudrait voir plus, diversifier les expériences, en revenant si possible à une saison moins chaude, moins troublée, et avec les petits "trucs" acquis lors d'une première visite. Pour l'heure, nous nous réjouissons quand même de rentrer, malgré les amis que nous laissons ici, à Trinidad notamment, amis qui n'ont rien à offrir en souvenir qu'un vieux cahier de musique, une petite dédicace au coin d'un bout de papier ou quelques mots, amis dont on se doute bien qu'il sera difficile de les revoir... Mais telle est la loi du voyage qui, comme le dit Nicolas Bouvier, ne fait pas, mais défait, apprend à SE DÉFAIRE de ce qu'on était, ou de ce qu'on croyait pouvoir être.

Merci à tous nos lecteurs, et à tous ceux qui nous ont envoyé quelques pensées par leurs commentaires et messages divers. Revenez voir ces pages de temps en temps, pour les photos de Cuba, mais aussi pour d'autres clins d'oeil vers l'Amérique latine!

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3 Commentaires:

  1. Emi a dit...
    Des vies, toutes particulières. ça me rappelle le film Suite Habana de Fernando Perez.
    http://savoiebolivia.blogspot.com/2007/12/suite-habana.html
    Nathalie Vuillemin a dit...
    Oui précisément.
    J'ai souvent pensé à ce film en me baladant à Cuba...
    Admin a dit...
    Merci Nathalie pour ce témoignage qui correspond plutôt bien à ce que j'avais perçu lorsque j'ai joué au touriste à Cuba il y a quelques années. Ma compagne étant vénézuélienne et s'appelant de surcroît Chávez (rien à voir avec Hugo), tous les coeurs et toutes les portes s'ouvraient comme par enchantement.