mercredi 19 novembre 2008

Voici un article paru dans l'édition colombienne du Monde diplomatique de novembre 2008. L'auteur, Carlos Fajardo, montre comment, à travers la lecture de quelques textes littéraires, on peut dresser le tableau assez sombre d'un pays qui, depuis la fin du XIXe siècle, n'aurait fondamentalement pas évolué par manque de projet culturel clair. J'ai apporté en le traduisant quelques petites modifications à l'article, dans la mesure où certaines redondances de l'espagnol s'adaptent mal au français. Vous pouvez lire l'original en espagnol ici.

LA COLOMBIE, CETTE "CONTRADICTION INSOLUBLE"

La Colombie serait-elle par hasard, aujourd'hui,
une contradiction insoluble?
Jorge Gaitán Durán

"Pauvre pays, pays de misère, pays du diable, pays négroïde, indien, espagnol, sans but et même sans conscience! Pauvre pays que se partagent le Curé, le Lauréat et le Diable!" C'est ce qu'écrivait vers 1928, dans un ouvrage intitulé Voyage à pied, Fernando González, le philosophe d'Otraparte (1), qui dressait le portrait d'une Colombie sous le joug des conservateurs, de l'idéologie hispano-catholique, moraliste et traditionnelle. Pays de grammairiens et de juristes, d'intellectuels avocaillons, défenseurs de la race, de la religion et de la langue; pays de censeurs, comme enfermé dans une capsule de passé, ignorant les bruits et les sons de la modernité à ses frontières. "Le Diable, le Curé, le Lauréat, l'Entraîneur,le Berger et le Mendiant. Voici notre pays", insiste González. Un pays démodé dominé par une mentalité d'ouvrier agricole et de majordome, de propriétaire terrien et de serf.

Le paradoxe de cette représentation est que, entre les hommes d'église sectaires et les maudits hérétiques, le pays de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ressemble assez à celui qui s'est mis en place d'un point de vue politique et culturel en cette première décade du XXIe siècle; c'est-à-dire que se sont perpétués le terrible centralisme culturel et politique, les éternelles discriminations, la burocratie et l'opportunisme, le traditionnalisme, les arnaques étatiques, le culte du propriétaire terrien, l'admiration pour l'image d'un père fort et protecteur, la construction d'une nation hyper-classifiée et intolérante, au cynisme amoral.

En plus d'un siècle, au lieu de s'unifier grâce à un système de symboles adaptés à une vision moderne de la nation, la Colombie s'est fragmentée et fissurée jusqu'à défaire toute possibilité d'organisation participative et démocratique. La régression du pays est évidente: les imaginaires attardés d'une politique corrompue sont aujourd'hui aussi agressifs qu'il y a 60 ans. Les mêmes méthodes paranoïaques de censure médiatique à toute forme d'opposition au pouvoir en place; la même presse patriarcale et asservie au gouvernement, l'exclusion de toute indépendance informative. Il n'y a ici aucun espace pour la dissidence, aucun contexte propice à la controverse, exactement comme c'était le cas à l'époque de la Régénération hispano-catholique de 1880, pendant la République Conservatrice, aux époques de la Violence et du Front National.

La Colombie dans laquelle nous vivons, dominée par une iconographie d'exploitants de cafés et de cow-boys, de propriétaires et de narcotraficants, est une Colombie qui sanctifie la figure du guerrier patriarche, gaillard, audacieux, pragmatique, "à la poigne de fer et au coeur tendre"; qui promeut une culture basée sur l'itiotie médiatique, le ridicule et le spectacle de la mort, mais ignore la culture vivante, populaire, ses artistes les plus importants, ses écrivains et ses intellectuels, et déprécie l'importance d'une éducation basée sur une pédagogie critique et créative. Sous le poids de cette Colombie anti-moderne, qui rend un hommage presque fétichiste à son chef de gouvernement, l'idée de promouvoir des formes inclusives et participatives de démocratie se transforme en cauchemar. Régression des régressions. On a déclaré la guerre à tout projet de pensée innovateur, on chasse des postes importants de l'état comme du secteur privé les artistes, les personnes capables de communiquer et les intellectuels susceptibles de contredire; on met en place, au niveau du gouvernement comme du quotidien national, un rejet systématique de toute manifestation de non-conformisme. On dit ainsi non aux penseurs, oui aux collaborateurs; non à la liberté de penser.

Ces manifestations d'autorité étaient déjà dénoncées par le poète Jorge Gaitán, qui le 14 septembre 1958 lançait cette hypothèse: "Le citoyen des classes élevées est le chef d'orchestre, qui sert à tout. Le détestable édifice de la simulation colombienne. Commérages, plaisanteries et alcool, sports nationaux" (2). Il y a 50 ans, pour Gaitán, on ne voyait dans le pays que des "hommes sans projet". Mythomanes, simulateurs, "à l'imaginaire gris et maladif". Le poète se plaignait d'un manque de perspective historique. Cinquante ans plus tard, comme conséquence de la présence prolongée au pouvoir de la "Régénération Conservatrice", nous avons adopté le mensonge, l'arnaque, le cynisme et le tir à la cible comme sports nationaux. Ce sont quelques-uns de nos imaginaires actuels. Et ceci est la vulgarisation de notre culture.

Le mensonge, l'arnaque, le cynisme et le tir se sont progressivement imposés dans un pays qui a systématiquement cultivé des obstacles à l'accomplissement de la démocratie moderne et a empêché la mise en place d'un véritable Etat de Droit participatif. On a refusé tout système délivré de la paranoïa envers la différence, où l'opposant et le dissident auraient pu vivre sans danger. Lorsqu'au XIXe siècle, on ferma la porte aux projets d'émancipation, de rénovation et de prise en compte des minorités, une bonne partie de la population se trouva laissée pour compte. Ce n'est que dans la recherche d'autres opportunités - pour la plupart illégales - que cette majorité put se faire entendre. C'est alors que le mensonge, la simulation, le cynisme et l'assassinat se sont hissés sur le podium de notre histoire. Le naufrage culturel suivit. A présent, entre le sectarisme guerrier - de gauche comme de droite -, entre la légitimité du voleur et du malin, sous la pression de l'autoritarisme suprême de l'Exécutif, submergés par un langage militariste, policier et guerrier, victimes de la peur face à toute manifestation de libre pensée, et face aux restes de nos cadavres mutilés, nous n'avons pu dépasser l'intolérance, le cléricalisme, le fanatisme et le présidentialisme. Echec des échecs.

Ainsi, pour revenir à Jorge Gaitán Durán, la moitié de la culture a été transformée en un acte subversif et l'autre moitié en banalité (ou péché). "Ont ainsi disparu les précaires moyens culturels que nous détenions pour que les élites, politiques, économiques et intellectuelles, pussent avoir quelque influence sur le pays. La Colombie est aujourd'hui quelque chose d'impénétrable" (3). Toujours en 1958!

Sans un projet national dénué d'exclusion et de militarisme, un projet qui propose de dépasser la culture du mensonge, de la vulgarité, de la mafia et la mentalité de la facilité qui règne dans ce pays, sans ce projet idéal, nous ne dépasserons jamais cette mégalomanie nationale qui, selon García Marquez, "est la forme la plus stérile de conformisme qui nous fait dormir sur un matelas de lauriers que nous nous chargeons d'inventer" (4). Structurons un projet pour ne plus vivre sur les tromperies de l'état, les miracles économiques, politiques et sportifs; pour ne plus continuer à mourir de frustration historique et générationnelle. Un projet à travers lequel nous pourrions tourner le dos au pays présidentialiste qui, comme à l'époque de Fernando González, a peur du diable.

(1) Otraparte, "ailleurs", est le nom qu'avait donné Jorge Gairán Durán à sa propriété.

(2) Jorge Gaitán Durán, La revolución invisible. Apuntes sobre la crisis y el desarollo de Colombia, Bogotá: Ariel, 1999, p. 134.

(3) Ibid., p. 46.

(4) Gabriel García Marquez, "La literatura colombiana: un fraude a la nación".


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