samedi 10 janvier 2009

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Imaginez un film dont le scénario serait une suite de poèmes. Les dialogues, des vers enchaînés le plus naturellement du monde dans une ambiance nocturne, brumeuse, glauque, entre deux villes du Sud séparées par une mer. L’histoire, un peu banale, celle du soudain coup de foudre entre un poète méconnu, sans le sou, vivant ici ou là, troquant son art contre un steak ou quelques pièces de monnaie, et une prostituée de Montevideo qui effectue froidement son sinistre office, jour après jour, dans le but de partir pour l’Europe avec sa fille.
Ceux qui, à ce stade, continuent la lecture ont vu ou verront ce film hallucinant (et le terme n’est pas, ici, un effet de mode) qu’est El lado oscuro del corazón (Le côté obscur du cœur) d’Eliseo Subiela, paru en 1992.
Oliverio, le poète, cherche la femme qui saura voler. Aussi consomme-t-il sans relâche le corps féminin, pour «satisfaire la bête» (sic), certes, mais également pour affirmer cette conviction désespérée : la vie peut être vécue pour l’accomplissement d’un rêve, aussi fou soit-il. Purement érotique, si on la considère au seul premier degré, cette quête passe en réalité par la négation de toute action utile, socialement parlant. Voler, c’est se libérer de la condition humaine. Vivre dans l’unique perspective de voler, c’est peut-être refuser la réalité, ou mieux : une manière assez catégorique de s’en extraire. Et si l’homme qui attend son envol avec la femme choisit de surcroît la poésie comme moyen exclusif de communication, le voilà définitivement détaché du monde des hommes qui travaillent, vivent... et meurent.
Car si Oliverio poursuit la femme volante, il est pour sa part traqué par la Mort, obscure mais pitoyable dans les efforts qu’elle déploie pour s’approprier cet être qui refuse d’entrer dans la logique du temps et de l’action et qui, par conséquent, lui échappe. La Mort suit Oliverio dans chaque étape de sa quête. Elle tente de lui trouver un travail, terrestre, mortel (directeur de banque, agent publicitaire). Elle s’inquiète : a-t-il trouvé la femme volante ? Au fur et à mesure qu’elle constate la pugnacité de son client, elle se met à douter : travaillerait-elle pour rien ? Exécuterait-elle des ordres que personne n’a jamais donné ? Serait-elle vulnérable, ... mortelle? Questions auxquelles Oliverio répond par autant de sarcasmes ou d'attitudes puériles (Oliverio adore les trains électriques), affirmant au fur et à mesure de la narration, qui l’emmènera jusqu’aux limites d’une vie parfaitement inutile, déchéante et décalée, sa supériorité sur celle qui ne peut s’imposer que dans la mesure où la vie est une action, un progrès vers l'accomplissement d'ambitions réalistes.
Oliverio, grâce aux mots, trouvera bel et bien la femme volante. Une prostituée qui s’interdit tout amour et cède pourtant, ici ou là, face à cet homme étrange. Quelques brèves rencontres les mèneront vers ce mystérieux « côté obscur du cœur », un univers où la passion révèle ce que l’un et l’autre tentent de faire taire − l’être vivant et sentant.
En construisant son scénario sur un ensemble de poèmes de Mario Benedetti, Juan Gelman et Oliverio Girondo, Eliseo Subiela réussit le pari délicat de nous emmener dans un monde où la parole poétique, a priori contrainte et contraignante, se révèle seule sincère et efficace.

Je vous propose ici quatre brefs extraits de cette œuvre époustouflante avec, pour chacun, ma traduction en français du poème utilisé. Laissez-vous surprendre, cela vaut la peine!



1) Oliverio déclare son amour.



Ne te sauve pas* (Mario Benedetti, “No te salves”, Poemas de otros (1973-1974), Inventario Uno. Poesía completa 1950-1985, Buenos Aires, Editorial Sudamerica, 2000, p. 319-320.)


Ne reste pas immobile
Au bord du chemin
Ne glace pas la joie
N’aime pas sans envie
Ne te sauve pas maintenant
Ni jamais

Ne te sauve pas
Ne te remplis pas de calme
Ne garde pas, de ce monde
Qu’un petit coin tranquille
Ne laisse pas se fermer tes paupières
Lourdes comme des jugements
Ne reste pas sans lèvres
Ne dors pas sans rêve
Ne te pense pas sans sang
Ne t’estime pas sans temps

Mais si
Malgré tout
Tu ne peux l’éviter
Et glaces la joie
Et aimes sans envie
Et te sauves maintenant
Et te remplis de calme
Et ne gardes, de ce monde
Qu’un petit coin tranquille
Et laisses se fermer tes paupières
Lourdes comme des jugements
Et restes sans lèvres
Et dors sans sommeil
Et te penses sans sang
Et t’estimes sans temps
Et restes immobile
Au bord du chemin
Et te sauves
Alors
Ne reste pas avec moi.

*Le terme « salvarse » - se sauver - signifie aussi bien s’échapper que sauver son âme. C’est dans se dernier sens qu’il est utilisé ici.

2) Oliverio, rejeté par Ana, erre dans Buenos Aires accompagné de ses fantômes.





Visage de toi (Mario Benedetti, « Rostro de vos », Poemas de otros (1973-1974), Inventario Uno. Poesía completa 1950-1985, Buenos Aires, Editorial Sudamerica, 2000, p. 320-322.)


J’ai une solitude
Si fréquentée
Si pleine de nostalgies
Et de visages de toi
D’adieux révolus
Et de baisers bienvenus
De premières occasions
Et de dernier wagon

J’ai une solitude
Si fréquentée
Que je peux l’organiser
Comme une procession
Par couleurs
Tailles
Et promesses
Par époque
Par toucher
Et par goût

Sans un tremblement de plus
J’embrasse tes absences
Qui assistent et m’assistent
Avec mon visage de toi

Je suis plein d’ombres
De nuits et de désirs
De rires et de quelque
Malédiction

Mes hôtes participent
Participent comme des rêves
Avec leurs nouvelles rancoeurs
Leur manque de candeur
Je leur barricade
Ma porte
Car je veux être seul
Avec mon visage de toi

Mais le visage de toi
Regarde ailleurs
Avec ses yeux d’amour
Qui déjà n’aiment plus
Comme des vivres
Qui cherchent leur faim
Ils regardent et regardent
Et étouffent ma journée

Les parois s’en vont
Reste la nuit
Les nostalgies s’en vont
Il ne reste rien

Déjà mon visage de toi
Ferme les yeux
Et c’est une solitude
Si désolée


3) A la Mort, qui lui propose un travail de publicitaire, Oliverio répond en récitant un poème d'Oliverio Girondo qui la terrorise. J'ai intercalé entre crochets les commentaires de la Mort, qui ne font pas partie du texte original.



Communion plénière (Oliverio Girondo, «Comunión plenaria», Persuasión de los días, 1942)

Mes nerfs collent
A la boue, aux parois
Ils étreignent les branchages,
[Oh non !]
Ils pénètrent la terre,
Se répandent dans l’air
Jusqu’à toucher le ciel.
[Arrête!]

Le marbre, les chevaux
Ont mes veines.
[Oliverio, cesse de délirer!]
Toute douleur offense
Ma chair, mon squelette.
Combien de fois suis-je mort
En voyant tuer un taureau !
[Tu es complètement fou, un dément, un enfant malade, un idiot irresponsable que je devrais pousser au suicide.]

Si je vois un nuage
Je dois prendre mon envol.
Si une femme se couche,
Je couche avec elle.
[Tu me fais peur Oliverio!]
Combien de fois me suis-je dit :
N’est-ce pas moi, cette pierre ?

Je ne suis jamais un cadavre
Sans rester à ses côtés.
Quand on pond un œuf,
Je caquette aussi.
Il suffit que quelqu’un pense à moi
Pour que je devienne un souvenir.

[Le gardien: Il vous dérange ?
La mort: Non.
Oliverio: Si !]


4) Ana cède à Oliverio. Après une nuit passée à déambuler avec lui dans les rues de Montevideo, elle tente de le convaincre de fuir cette relation.



Ne vois jamais une pute («Nunca veas a una puta», texte d’Eliseo Subiela)

Ne vois jamais une pute à la lumière du jour ; c’est comme regarder un film avec la lumière allumée. Comme un cabaret à dix heures du matin, avec des rayons de soleil qui traversent la poussière qui se lève quand tu balaies. Comme découvrir que ce poème qui te fit pleurer un soir, t’intéresse à peine le jour suivant. C’est comme ce putain de monde, s’il fallait supporter les choses telles qu’elles sont. Comme découvrir l’acteur que tu as vu jouer Hamlet, faisant la queue pour du pain. Comme le vide quand on te paie et que tu n’as rien senti du tout. Comme la tristesse quand on te paie et que tu as senti quelque chose. Comme ouvrir un tiroir et découvrir une photo de la pute à neuf ans. Comme te laisser venir avec moi tout en sachant que quand s’éteindra la magie, tu seras avec une femme telle que moi, à Montevideo.



Pour voir le film: Eliseo Subiela, El lado oscuro del corazón (1992), éd. sous-titrée français/allemand, Trigon-film, 2006 (http://www.trigon-film.org).

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