mardi 15 décembre 2009

La parole ne représente parfois qu'une manière, plus adroite que le silence, de se taire. 
S. de Beauvoir


Tout avait commencé au Chili, il faut croire que tout recommencera de ce côté-là... A cause de ces brèves agaçantes, toujours, de tout ce qui est omis, simplifié, passé.

Dimanche 13 décembre. Pousser de hauts cris serait hypocrite, tant la chose semblait aller de soi: Sebastian Piñera, droite dure, multimillionnaire, emporte avec 44% des votes le premier tour de l'élection présidentielle. Eduardo Frei, de la "Concertation" (centre gauche, sur le papier), le suit... 15 points derrière.

Cette victoire de la droite est sans conteste l'une des plus belles réussites du gouvernement Bachelet. La preuve, la coalition de gauche obtient plus de 6% des voies et trois députés communistes sont élus. Symptôme de la fracture chilienne, l'immense déception face à celle que certains, sans craindre les amalgames, se plaisaient à ranger aux côtés des Chavez, Correa et autres Morales (il faudrait pouvoir en rire). Les nostalgies de dictature remontent à la surface. Pinochet a eu du bon, il a modernisé l'économie du pays, il a fait faire des routes (pour relier les bagnes patagons, mais c'est un détail), de son temps, il n'y avait pas tant d'insécurité dans les rues (là aussi, il faudrait pouvoir); et il n'est pas besoin, croyez-moi, de fréquenter la bourgeoisie de droite pour voir soudain applaudir ce genre de discours. Les plus frustrés sont évidemment le public cible d'un Piñera, et Dieu sait s'ils sont nombreux au Chili. Par ailleurs, le pays n'a jamais réellement et unanimement rejeté les vieux fantômes de la dictature. Il suffit de jeter un oeil sur la constitution, les privilèges aux militaires et à leurs familles, la loi anti-terroriste, qui vise volontiers toute forme d'activisme, surtout lorsque les acteurs sont mapuches. Il suffit de se souvenir des foules dans les rues de Santiago à la mort du dictateur, il y a trois ans, presque aussi nombreuses  du côté des éplorés que de celui des fêtards. D'avoir vu, un jour de juillet 2007, vingt personnes se rassembler en parlant un peu trop fort aux alentours de la Moneda. D'avoir assisté aux manifestations d'étudiants et à leur répression musclée, pour rester polie. Tout cela, ce n'est pas du Pinochet. C'est de l'après-Pinochet, et les années Bachelet ne sont pas plus glorieuses, loin de là, que celles de ses prédécesseurs.

On évoquera volontiers la difficulté de manoeuvre d'un président socialiste dans un système où l'opposition de droite faisait tout pour bloquer systématiquement toute proposition de réforme; l'esprit machiste d'une partie des politiciens chiliens, Bachelet ayant aussi pas mal d'ennemis à gauche, parce que son premier tort est d'être une femme. Et on oubliera que l'un des arguments phares de la campagne de 2005 reposait sur le socialisme "héréditaire" de la candidate: un père mort sous la torture  au début de la dictature, les années d'exil, toute une rhétorique qui devait (et cela a marché) appeler l'empathie des familles et proches de victimes, ainsi, cela va sans dire, que la sympathie internationale. Léger, comme programme.

Qu'ont-elles ressenti, les victimes, je veux dire les vraies, celles qui n'auraient pas pris le risque de s'exiler, comme Mme Bachelet Mère... aux Etats-Unis, qu'ont-elles ressenti au cours des quatre dernières années, en voyant systématiquement adopter des mesures répressives contre toutes les voix qui tentaient d'empêcher la dérive du pays vers un ultra-libéralisme éhonté? Qu'ont-elles pensé des mesures d'éducation favorisant toujours plus le privé, toujours moins le public? Supprimant tout enseignement "inutile" (le français, par exemple) des programmes d'enseignement supérieur pour le remplacer par du super-utile, économiquement parlant (le mandarin)? Qu'ont-elles dit en voyant des mapuches arrêtés, emprisonnés, pour ainsi dire séquestrés par l'Etat, pour avoir demandé des droits égaux à ceux des Chiliens (comment faut-ils les appeler, Chiliens-espagnols?)? Idem des journalistes qui cherchaient à produire des documentaires sur ces populations, ou sur les drames écologiques du Sud-Chili, vendu à l'économie des plus offrants? Et cette masse de laissés pour compte, sans éducation, du mauvais côté de Santiago, contraints - quand ils ont de la chance - de travailler dans des call-centers pour 250€ mensuels au mérite dans une ville où les prix sont, à peu de choses près, ceux de la province française? Pendant que le Chili présente un PIB à la hauteur de nombreux pays européens, commerce allégrément avec la Chine, le Japon, les Etats-Unis?

Les uns, restés fidèles à une forme de responsabilité politique, auront voté, dimanche, pour Ominami (indépendant, ex PS), ou Arrate (extrême gauche), à la rigueur Frei (démocratie chrétienne), pour éviter de perdre de précieuses voix contre Piñera. Mais là, on est dans le fameux dilemne Sego vs Sarko, Berlusconi vs Veltroni: droite hideuse ou "gauche" néo-libérale?

Les autres, apâtés par les promesses démagogiques, auront sans doute élu le grand vainqueur de dimanche et probablement, du deuxième tour. 

Soyons francs, Piñera ce n'est pas la dictature. On ne dit plus, aujourd'hui, "Arbeit macht frei", mais "Travailler plus pour gagner plus". La démocratie des plus forts, des privilégiés, des Santander et autres multinationales, ne se salira pas les mains comme autrefois les dictateurs mal dégrossis. On n'en est plus là. Elle enfermera les plus inadaptés, renverra chez eux, dans leurs pays ou dans des réserves, les étrangers et les natifs, ou alors les "intégrera" (terme utilisé, en politique, comme synonyme de "phagocyter")  et épuisera lentement, à petit feu et de loin, ceux qui, dans ce monde, ne peuvent pas suivre. Qu'ils se taisent, mais votent bien.



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