dimanche 31 janvier 2010

Le voyage de Punta Arenas à Ushuaia (prononcer Oussouaïa, et non Ouchouaïa) s'étire dans l'absence, par moment, de tout paysage. Seule une lande brunâtre, des milliers de moutons (dont on dit qu'ils sont devenus aveugles à cause du soleil), et le détroit noirâtre en arrière-plan. Nous sommes arrivés au Chili sous la pluie, nous le quitterons sous la pluie.
La traversée du Détroit de Magellan se fait sur un bac assez petit: deux bus, deux camions et quelques voitures. Nous n'avons pas à attendre, les eaux étant calmes (ce qui est tout de même très relatif puisqu'on ne peut se tenir debout, ni dans le bus ni sur le Pont, sans s'agripper fermement à quelques choses). Quelques belles vagues se déversent sur le pont tandis que des dauphins, et même quelques orques, nous narguent, l'usage d'un appareil photo sans coque étanche étant fortement déconseillé.
On comprend ensuite pourquoi les 170 kilomètres qui séparent l'entrée en Terre de Feu du poste-frontière de San Sebastian, sur l'Atlantique, exigent plus de trois heures de parcours: sur le territoire chilien de l'île, la route n'est pas goudronnée; c'est une piste, complètement défoncée par endroits, assez pénible, où les croisements entre gros véhicules (et il y en a, puisque c'est la seule voie d'accès) s'avèrent difficiles. Ici encore, le paysage est désertique, mais très montueux. La chance nous accompagnera pour le passage de douane: 1 heure en tout et pour tout (certains voyageurs passent 4 heures à attendre au bord du Détroit, et 4 autres à la douane...).
Depuis Río Grande, c'est un minibus d'une douzaine de places qui prend le relais pour les 2 dernières heures du trajet. Il pleut à verses, on file sur la route détrempée, distinguant entre les gouttes des forêts, des lacs et quelques montagnes enneigées. Mieux vaut ne pas penser à la vitesse à laquelle le chauffeur attaque les virages du Col Garibaldi. L'avion a du bon, finalement....
 Notre premier contact avec Ushuaia sera fort humide, et nous avons du mal à croire la chauffeur de taxi qui nous dit que jusqu'au jour précédent, il a fait des temps caniculaires pour l'endroit: 20 degrés et plus. Nous aurons droit, pour notre part, à un paysage hivernal dès notre réveil, le lendemain matin. Ushuaia, qui n'a rien d'une petite ville paradisiaque, étend ses quartiers barriolés et aggrégés les uns aux autres plutôt anarchiquement, ses stations d'essence YPF, son port commercial et touristique, sur plusieurs kilomètres au bord du Canal Beagle. En face, c'est le Chili, à nouveau, et au-delà, l'Antartique. La géographie des lieux n'est pas simple...
En 1978, la ville comptait 8000 habitants; aujourd'hui, plus de 70'000. On voit dans la forêt quelques quartiers aux airs de favellas (en Argentine, on dit "Villa"),  sauvagement élaborés, en abattant les arbres. Ces quartiers, nous a-t-on expliqué, n'existent sur aucun plan cadastral. Mais Ushuaia attire les migrants de toute l'Amérique latine, car il n'y a pas de chomage dans ce paradis du tourisme, de la marine marchande et de l'industrie pétrolière. On peut se demander ce qu'il adviendra des lieux dans dix ans, si la facilité de voyager se perd...
Fort heureusement pour le touriste de 2010, on ne vient pas à Ushuaia pour la ville, mais pour les alentours: un étonnant glacier auquel on monte depuis la mer (le sommet n'est qu'à 1300 mètres), des lacs, le Canal Beagle et ses îles, le Parc National de Terre de Feu. Paradis du marcheur, donc, d'autant que les excursions sont ici beaucoup moins éprouvantes que dans la région des glaciers chiliens et argentins que nous avons visitée précédemment.
A 17'848 kilomètres de l'Alaska, il serait faux de croire que nous sommes arrivés à la fin du monde. C'est bien, ici, le début de tout, la rencontre des forêts et des déserts de pierre, des baleines et des lièvres, des otaries et des orchidées, des cormorans et des pics, des glaciers et de la mer. Nous avons marché sur l'île Bridges avec la sensation de découvrir un nouveau monde. Nous avons découvert comment les Indiens d'ici, au début du XXe siècle, ont été exterminés non pas par la violence, mais par la bonne conscience des Européens. Il vivaient ici nus, en voguant sur des canots élémentaires et en nageant dans les eaux glacées, avec une espérance de vie de 60 ans environ, en se nourrissant de racines et de phoque décomposé. On les a habillés, contraints à manger une nourriture plus décente, ils sont tombés malades et sont morts les uns après les autres. Il semblerait qu'il reste une Indienne Yagan à Puerto Williams, la seule qui comprenne encore quelques-uns des 32'ooo mots que le Docteur Bridges avait recensés dans son dictionnaire.
Ushuaia, que nous quittons demain, c'est tout cela, une sorte de nostalgie d'un monde qui a commencé à disparaître il y a une centaine d'années, et que l'on aura bientôt complètement oublié.








Commentez cet article

0 Commentaires: