dimanche 28 février 2010

Un article fort intéressant de LAURENCE MAZURE, en direct de Bogotá, paru dans Le Courrier du samedi 27 février:

Pa’Yumat,la radio indienne qui dérange tout le monde

COLOMBIE • Les amis d’Alvaro Uribe se présentent auxlégislatives du 14 mars,brandissant l’image d’un pays pacifié par l’armée.Au cœur du conflit,les journalistes communautaires témoignent d’une autre réalité.
 
«Contrairement à ce que disent les grands médias colombiens, la présence des forces armées exacerbe les risques encourus par les populations civiles dans les territoires indiens. Personne ne nous défend quand il y a des attaques de la guérilla des FARC. Quand les militaires arrivent, il y a encore plus de combats, ils rentrent dans les maisons des civils, violant ainsi le droit international humanitaire. Le problème, c'est que les médias ne parlent pas de ce que vivent les gens.» Au téléphone, dimanche soir, Cristina*, du Tejido (tissu) de comunicacion de l'organisation indigène du Nord Cauca ACIN (1), commente les combats qui depuis la veille frappent plusieurs localités rurales des environs de la ville de Santander de Quilichao (lire ci-dessous).
«A l'heure actuelle, poursuit-elle, on ne sait pas ce qui se passe exactement à Caldono et Jambalo car le relais téléphonique a été saboté par la guérilla des FARC. Nous savons seulement que les populations civiles ont dû quitter les zones urbaines pour se rendre dans des lieux d'assemblées permanentes en territoire indien, où ils sont en sécurité. La commission des droits de l'homme de l'ACIN est partie vérifier la situation sur place. Ils sont accompagnés de journalistes communautaires.»
Santander de Quilichao, petite ville du sud-est du pays, aussi laide que chaotique au bord de l'autoroute panaméricaine qui relie Popayán à Cali, abrite l'un de ces centres médiatiques communautaires indiens qui brisent le silence des médias de Bogota.
En s'éloignant de la gare routière où, dans une chaleur moite, les employés des différentes compagnies de bus agrippent les voyageurs, et une fois passée l'inévitable place de l'église, une rue plus calme mène jusqu'à Radio Pa'Yumat.
Là, sous des peintures murales illustrant les attraits des zones rurales de la région, l'équipe des journalistes communautaires explique la situation de plus en plus difficile, voire dangereuse, dans laquelle ils exercent leurs activités depuis 1994.
 
Parler aux jeunes
 

«Le Tissu de communication gêne tout le monde, les forces armées colombiennes autant que la guérilla des FARC car nous dénonçons les agissements des uns et des autres.» Vicente* pose sa mochila, sac aux motifs traditionnels, sur l'une des tables de la rédaction. Pour lui, la radio est un média essentiel: «Nous sentons que nous donnons une voix aux sans-voix, nous donnons un point de vue différent de celui des médias commerciaux.
Nous informons spécialement les jeunes pour éviter qu'ils ne s'enrôlent dans l'armée colombienne... ou dans les FARC, car notre lutte n'est pas une lutte armée.»
A côté de la radio, un travail vidéo est effectué, malgré le contexte rural où l'accès à Internet est rare. Il sert de support aux débats organisés sur le terrain, avec les communautés elles-mêmes: «Les projections permettent aux gens de voir leur réalité, les circonstances qui les affectent, et d'en discuter.»

La guerre au quotidien

 

Le conflit armé, social et économique est au centre de la réalité de tous les journalistes ­ tant dans leurs vies personnelles que dans leur travail. Et Cristina en connaît long sur la question. Dans le studio radio, pour le moment hors antenne, tandis qu'une de ses collègues rédige une note d'information, elle explique de quoi est faite la lutte de chaque jour: «Nous nous trouvons dans un contexte critique de militarisation et de menace d'invasion des transnationales. Pour les gens, chaque indien assassiné est un `guérillero'. Les médias donnent de nous une image négative de personnes opposées au développement, alors que nous luttons contre les compagnies minières et contre la privatisation de l'eau! La radio communautaire permet de montrer ce qui se passe.»
Quant à l'impact de la guerre sur les communautés indiennes, ainsi qu'afro-colombiennes, ou tout simplement paysannes, qui vivent dans cette partie du pays, Cristina en donne un témoignage d'actualité: «Ma famille vit près des villages de Corinto et Toribio. Depuis plusieurs mois nous assistons à l'intensification du conflit: tous les acteurs armés ont investi les lieux, parfois même les maisons des civils. Chaque jour, des civils sont tués ou blessés. Les enfants sont particulièrement touchés par les mines et autres engins explosifs. Les gens ne peuvent pas travailler dans leurs champs car tous les acteurs du conflit les accusent d'être des informateurs. Quand ils vont au marché, la guérilla ou l'armée les fouillent et leur retirent ce qu'ils ont acheté. Et quand les enfants vont à l'école, on a peur qu'ils soient pris au milieu de combats.»
Pourquoi la situation s'estelle tant dégradée? «Le prétexte est la guérilla et le narcotrafic, mais le vrai enjeu, c'est une route, corridor stratégique économique qui relie d'autres territoires entre eux», précise-t-elle.

Emetteur détruit
 

Dans un pays où le terrain montagneux est rendu encore plus difficile d'accès par les intempéries, la radio rétablit et renforce le lien entre des communautés. Naturellement, les informations sont données dans les langues autochtones, renforçant l'identité et le tissu culturel.
C'est aussi le moyen le plus efficace de transmettre à la population indigène les informations nécessaires pour qu'elle puisse se mettre en sécurité lorsqu'il y a des affrontements entre forces armées et guérilla, ce qui déplait tout autant aux premiers qu'aux seconds.
Du coup, l'émetteur de la radio est devenu un enjeu stratégique dans le conflit. En décembre 2008, il a été saboté par les FARC et Radio Pa'Yumat est resté huit mois sans émettre. Cristina se remémore l'appel à la solidarité internationale, avec l'organisation d'un «radiothon», grâce auquel des fonds ont pu être réunis pour acheter de nouveaux équipements.
Seule ombre au tableau: «Notre nouvel émetteur est moins puissant qu'avant, et nous atteignons moins de communautés. En fait, nous fonctionnons avec du matériel temporaire. Et nous ne pouvons pas émettre autant qu'avant... Nous avons dû passer de huit heures d'antenne à cinq.»
Les pressions se sont aussi accumulées sur les journalistes communautaires depuis 2007. Précédemment, la radio avait déjà reçu des menaces. Mais maintenant, il s'agit de courriers électroniques ciblant des personnes par leur nom, et apparemment signés par des groupes paramilitaires actifs dans la région: «En 2008, le camarade qui s'occupait de la page web de la radio a dû quitter la région: des hommes armés étaient à sa recherche. Un autre collègue a été détenu par la police pour avoir soi-disant fait la promotion de «documents révolutionnaires.»
Pour Cristina, les causes de ces menaces sont claires: «Nous dérangeons vraiment tout le monde... non seulement nous faisons connaître la réalité du conflit, mais nous dénonçons aussi les transnationales minières présentes dans la région, et d'autre enjeux économiques, comme la façon dont la canne à sucre nourrit maintenant les voitures et non plus les gens, avec toute cette histoire du biodiesel...»
A ces pressions politiques et policières s'ajoute une situation financière particulièrement difficile. Toute l'équipe de Radio Pa'Yumat se bat aussi pour trouver des revenus à son média et lui assurer une pérennité économique. «Toutes les radios communautaires sont confrontées à des difficultés de financement très lourdes, car la loi nous interdit d'avoir recours à la publicité pour nous financer», explique Cristina. L'aide apportée par quelques conseils municipaux indiens ne suffit pas. «Nos charges sont aussi lourdes que si nous étions une radio commerciale... Nous devons 40 millions de pesos de droits d'antenne à l'Etat colombien, qu'il nous faudra payer pour pouvoir renouveler notre licence radio», se plaint-elle.
 Au milieu de ces difficultés, il y a une lueur d'espoir: le 2 février, le prix Bartolomé de Las Casas (2) était décerné à l'organisation ACIN et à son Tissu de communications. La dotation de 50 000 euros pourrait donner un second souffle déterminant à Radio Pa'Yumat.

*Prénom fictif
1. Le Tissu de communications de l'Association des assemblées indigènes du Nord Cauca (ACIN) est consultable sur le site du mouvement: www.nasaacin.org.
2. Attribué par le Secrétariat d'Etat espagnol à la coopération internationale.




Amnesty: «Le gouvernement n'assume pas»

Par BENITO PEREZ
Derrière le discours gouvernemental, une dramatique réalité: «Les indigènes colombiens souffrent toujours davantage d'attaques», s'inquiète Marcelo Pollack. Dans un rapport1 (1) publié cette semaine, le chercheur d'Amnesty International a synthétisé une année entière d'exactions anti-indigènes, qu'il résume en deux phrases assassines pour Alvaro Uribe: «On les tue, on les menace, on les oblige à participer au conflit armé et on les expulse de leurs terres... Il serait temps que le gouvernement colombien assume sérieusement ses obligations et agisse immédiatement pour protéger les peuples indigènes.»
Selon les données de l'Organisation nationale indigène de Colombie (ONIC), au moins 114 autochtones ont été assassinés en 2009, tandis que des milliers étaient déplacés de force.
Ceux qui restent sur leurs terres ne sont pas mieux lotis. «Beaucoup de communautés ne peuvent sortir de leur territoire, car les groupes armés ont semé des mines antipersonnel dans les zones adjacentes», dénonce l'ONG.

«A moins que les autorités n'agissent rapidement, il existe un risque réel que de nombreux peuples indigènes disparaissent», avertit Marcelo Pollack.
En 2009, le peuple Awa a été particulièrement touché. Basé dans le département du Nariño, où sont actifs guérilleros, paramilitaires, militaires et trafiquants, ils ont payé un lourd tribut à l'ensemble de ces acteurs. Le pire massacre a été commis en février par les FARC, qui ont tué quinze indigènes à Barbacoas (2). En septembre, un second massacre, non attribué, coûtait la vie à 12 personnes et entraînait la fuite de 300 autres.
Selon le recensement de 2005, le pays compterait quelque 1,4 million d'autochtones, soit 3,4% de la population colombienne, distribués officiellement en 85 peuples (102, selon l'ONIC). Un tiers d'entre eux serait en danger de disparition.

1. «La lutte pour la survie et la dignité», disponible en espagnol et en anglais sur www.amnesty.org
2. Les FARC ont reconnu avoir tué huit indigènes et ont dit, dans un communiqué, le «regretter sincèrement».

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