lundi 10 mars 2008

2. La Colombie de 1900 à 1946 : la « capitalisation » du pays et l’émergence de la gauche radicale

La Colombie entre dans le XXème siècle alors qu’elle subit une grave crise économique doublée d’une guerre civile entre libéraux et conservateurs, qui durera de 1899 à 1902 et fera plus de 100'000 victimes. Depuis 1886, le parti conservateur régnait d’une main de fer sur la Colombie et avait supprimé une partie des acquis sociaux obtenus par les libéraux au cours des décennies précédentes, notamment la séparation stricte de l’Église et de l’État. En 1899, les libéraux tentent donc de renverser par la force les conservateurs − en vain, malgré les trois ans de violence auxquels conduit cette révolution manquée.

C’est dans ce contexte déjà agité que vient s’inscrire la grande « affaire » du Canal de Panamá qui scellera l’union sacrée entre la Colombie et les États-Unis, indéfectible tout au long du XXe siècle: en 1903, les États-Unis commencent à montrer un intérêt pressant pour les structures du canal de Panamá laissées en chantier par les Français en 1889. Le parti conservateur colombien alors au pouvoir ne se montre pas particulièrement énergique pour défendre les intérêts régionaux et engage des pourparlers pour céder le canal aux États-Unis, moyennant d’importants dédommagements financiers. Une nouvelle crise, déclenchée par l’aile nationaliste du parti libéral, survient alors en Colombie ; pour l’endiguer, les conservateurs et l’aile centriste du parti libéral mettront en place, dès 1904, un régime dictatorial. Sous Rafael Reyes, jusqu’en 1909, la Colombie connaîtra une période de relative « tranquillité » politique et de reprise économique. La presse d’opposition est muselée, l’aile radicale du parti libéral est durement réprimée et Reyes peut ainsi commencer un grand chantier d’ouverture de la Colombie aux capitaux nord-américains : la United Fruit Company, qui s’était installée dans le pays en 1901, est tout particulièrement soignée par Reyes, qui ouvre sans restriction l’économie bananière aux capitaux provenant des États-Unis. De nombreuses zones pétrolières sont vendues et deviennent également des concessions états-uniennes. En 1909, toutefois, lorsque Reyes en vient à signer un accord cédant aux États-Unis le contrôle du Canal de Panamá, un soulèvement populaire met fin à la dictature et permet l’émergence éphémère d’un parti Républicain. Essentiellement composé de libéraux, et surtout de représentants de la classe ouvrière émergente, les Républicains parviendront, en 1910, à réformer la Constitution, en y intégrant notamment les éléments suivants : droit de représentation politique des minorités ethniques, abolition de la peine de mort, système de démocratie directe et mise en place d’un contrôle exercé par la Cour suprême sur les lois proposées par le gouvernement.

Les conservateurs reprendront par la suite les rennes du pouvoir jusqu’en 1930, le parti républicain s’étant fondu au parti libéral. Durant cette période, plusieurs gisements pétroliers sont découverts : moyennant une indemnisation de 25 millions de dollars, les États-Unis obtiennent le libre accès à l’exploitation de ces puits. L’argent américain permettra à la Colombie de se doter de nombreuses infrastructures (routes, chemins de fer, etc.) et les travaux qui nécessitent ces dernières permettent de développer rapidement le secteur ouvrier. Il est donc logique que, parallèlement à l’émergence d’une nouvelle économie liée au pétrole, à l’arrivée du chemin de fer et à la production massive des bananes et du coton, se mette en place une nouvelle classe sociale, celle des ouvriers qui, avec les petits agriculteurs étouffés par la présence des grandes sociétés américaines, participeront au réveil prolétaire. De nombreuses grèves marquent en Colombie les années 1910-1930. La plupart sont réprimées dans le sang. Dès 1917, sous l’influence des révolutions mexicaine et bolchévique, les premiers groupements socialistes, mouvements indigènes et ligues agraires voient le jour. Vu l’impossibilité de former une troisième force politique qui puisse concurrencer les partis conservateur et libéral, vu la pression exercée par le pouvoir pour éviter les grèves et faire taire les revendications ouvrières, ces mouvements sont le plus souvent semi-clandestins. En 1928, ils seront explicitement interdits par une loi du Sénat. La même année, un massacre d’ouvrier dans une zone bananière donne lieu à de nombreux incidents à Bogotá, qui opposent forces de l’ordre et étudiants solidaires des mouvements de gauche. Le parti conservateur, sous le poids des scandales liés à son choix systématique de la répression violente, perd le pouvoir en 1930.

Jusqu’en 1946, ce sera au tour des libéraux de proposer leur vision politique. Au vu des récents troubles sociaux qui ont secoué le pays, ceux-ci commenceront par mettre en place un programme visant à séduire la large tranche socialiste des électeurs : milieux agraires, syndicaux, et intellectuels. En 1936, une nouvelle constitution va notamment privilégier l’intérêt public sur la propriété privée et donner davantage de poids à l’État pour vérifier les faits et gestes de l’industrie privée. Enfin, l’Église perd tous ses privilèges. Si les milieux intellectuels et syndicalistes applaudissent ce programme, la conquête du camp agraire est plus compliquée : la Colombie est en effet un pays extrêmement centralisé, qui s’occupe avant tout du développement des grandes villes et de son double accès aux Océans Pacifique et Atlantique, délaissant ses gigantesques zones rurales, souvent très isolées. Ces régions de forêts et de montagnes sont les propriétés de grandes familles qui « offrent » des terres à cultiver aux paysans et ponctionnent des impôts importants sur la production. Les paysans vivent donc sans droits, dans la misère absolue, lorsqu’ils ne sont pas soumis aux lois des grandes compagnies fruitières étrangères. Entre 1928 et 1937, les ligues agraires se multiplient (environ 20'000 hommes engagés) et 18 sites sont pris par les paysans sans terre. Le gouvernement légalise alors la situation de plusieurs milliers d’agriculteurs et met en place un programme de réforme agraire. Il pousse par ailleurs à la création de syndicats et tente de résoudre le conflit par la discussion.

Cette période de « révolution sociale », mise en place par Alfonso López, se soldera par une nouvelle crise du parti libéral : les milieux ouvriers et agricoles, certes reconnaissants envers les efforts du gouvernement à leur égard, sont déçus de mesures qui, en fin de compte, restent insuffisantes pour changer réellement la situation et mettre fin aux pressions des oligarques et des grands propriétaires, qui imposent leurs propres lois dans les entreprises comme dans les campagnes. Ils se dirigent donc vers le parti communiste qui, fondé en 1930, est le premier parti alternatif à survivre pendant plus de dix ans. Le programme des communistes vise avant tout à mettre fin à l’impérialisme américain en Colombie. C’est également dans les années ’30, en lien avec les conflits agraires, que voient le jour les premiers mouvements révolutionnaires armés. Le parti libéral est par ailleurs confronté au mécontentement de son aile bourgeoise, qui tend à se rapprocher des conservateurs pour préserver les privilèges dont elle bénéficie, notamment en matière de propriété foncière. En 1942, López décide donc de mettre en suspens sa révolution sociale et renoue avec le grand capital. Ce changement de cap, à l’époque où l’Europe est en pleine guerre mondiale, aura surtout pour résultat de radicaliser la double opposition aux libéraux : le parti communiste, et l’opposition de droite, qui a vu naître dans les années ’30 de puissantes associations patronales (alliant libéraux et conservateurs), soutenant Franco, Hitler ou Mussolini et exerçant leur pression sur les ouvriers et les paysans par l’intermédiaire de groupes miliciens aux tendances fascistes.

En 1946, les conservateurs gagnent les élections, suivis de près par les libéraux puis par l’aile socialiste de ceux-ci, représentée par Jorge Eliécer Gaitán. En 1947, de nouvelles élections permettent à ce dernier de devenir le dirigeant du parti libéral. Il rompt toute collaboration du parti avec l’union nationale dirigée par les conservateurs. Le 9 avril 1948, Gaitán est assassiné. C’est le début de la période la plus noire de toute l’histoire politique de la Colombie.

3.1946-1974 : la lente agonie du système démocratique et la naissance des guérillas

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