mercredi 22 octobre 2008

[La vidéo accompagnant ce message ne peut-être visionnée que sur le site 8 Méridiens ∞ Parallèles 8]

Le 11 octobre dernier, une brève était discrètement publiée sur quelques sites d'information alternative, loin d'Obama et McCain, loin de la crise, loin de nos quotidiens européens: Jorge Rafael Videla était transféré de son domicile, où il était en résidence surveillée depuis 1998, vers une prison militaire.

Jorge Rafael Videla a mené en Argentine une dictature militaire féroce de 1976 à 1981 avant de passer le pouvoir à Roberto Viola. Contrairement au Chili, qui peine à revenir sur son passé, l'Argentine a tenté dès le retour de la démocratie, en 1983, de désigner les coupables des crimes et des disparitions qui ont marqué les 7 ans de dictature. Videla, en 1985, a été jugé coupable d'assassinats, de kidnappings et de torture et emprisonné en conséquence. Sous la pression des militaires, deux lois d'amnistie sont prononcées en 1986 et 1987 par le président Alfonsín et son successeur, Carlos Menem, déclare le pardon général en 1989. Videla est libéré. En 1998, Nestor Kirchner annule les lois d'amnistie et l'ancien dictateur est placé sous résidence surveillée.

*

N.N.

Très symbolique, compte-tenu de l'âge de l'ancien dictateur (83 ans), la récente incarcération de ce dernier est un signe, un petit signe pour les milliers d'Argentins qui, depuis 1976, recherchent un proche ou, plus prosaïquement, sa dépouille. 30'000 disparus, tel est le bilan de la dictature Videla qui avait mis en place, plus systématiquement encore que dans les pays voisins, un système d'élimination des identités, des existences, pour que toute réclamation d'un proche ou de son corps reste vaine: les prisonniers éliminés physiquement étaient enterrés dans des endroits particulièrement retirés, jetés d'un avion dans l'océan, brûlés, etc. On les rayait surtout du registre civile, gommait toute trace de leur existence, rendant ainsi impossible pour les familles de prouver la disparition. Les disparus, en Argentine, devinrent ainsi les N.N., Non Nés - militants actifs, opposants plus discrets ou, comme le précisa l'un des généraux de la dictature en 1977, "sympathisants, indifférents ou indécis".

Les mères, les enfants

En Argentine, toutefois, rien ne semblait devoir se passer comme ailleurs. Outre l'élimination systématique d'individus jugés dangereux par la dictature, les militaires procédèrent à une forme d'épuration sociale en kidnappant plus de 500 enfants pour les replacer dans des familles proches du régime. Enfants nés en prison, séquestrés dans les hôpitaux lors d'accouchements (voire d'avortements) de femmes militantes éliminées par la suite, enlevés avec leurs parents, que les familles considérèrent d'abord comme perdus avant de prendre conscience qu'ils avaient, pour la plupart, changé d'identité.

C'est alors que surgissent les figures étonnantes, dans ce contexte de répression, de celles qu'on appelle maintenant "les mères de la place de mai". La plupart issues de milieux modestes, analphabètes, ignorant parfois les causes militantes de leurs enfants disparus, celles-ci s'organisent, font appel à un certain nombre d'orgnisations internationales de défense des droits de l'homme et, surtout, commencent dès le 30 mai 1977 leurs défilés silencieux à la recherche de leurs enfants et petits-enfants. Réunies tous les jeudis sur la Place de Mai, à Buenos Aires, coiffées d'un foulard blanc, elles affichent les photos, les noms, et toutes les traces de leurs disparus, de leurs N. N.

Les plus militantes surveillent les familles suspectées de rapt d'enfants, les recherchent parfois jusqu'en Uruguay ou au Chili, patiemment, se déguisant et ne circulant dans les mêmes rues qu'à fréquence extrêmement restreinte, sans se faire remarquer. Certains enfants sont rapidement localisés mais les familles des kidnappeurs se déplacent, quittent le pays ou neutralisent les recherches des grands-mères. Quelques-unes disparaissent à leur tour, en 1977 et 1978. Aucune ne porte plainte, par peur des représailles. Le moyen de pression le plus fort reste les réunions hebdomadaires sur la Place de Mai, qui dureront jusqu'en 2006.

(Se) retrouver

Dès la chute de la dictature, en 1983, un certain nombre de cadavres sont retrouvés. Certains N. N. peuvent enfin faire l'objet d'un deuil. Mais la plupart des familles restent dans le doute. Quant aux enfants, ils sont l'objet de campagnes d'information télévisées, de manifestations, d'expositions. La systématisation des analyses ADN facilite aussi bien l'identification des cadavres que celle d'enfants suspectés d'avoir été enlevés.

A ce jour, la ténacité a conduit les mères et grands-mères de la place de mai à retrouver 90 des 500 enfants disparus sous la dictature. Les autres vivent toujours sous une identité qui n'est pas la leur. Une génération de trentenaires susceptible de ne pas être celui ou celle qu'ils croient être. Une génération de grands-mères qui, sans doute, ne peuvent s'empêcher de chercher quelque chose de familier dans toute jeune personne qu'elles croisent dans la rue. Et, comme toujours, comme partout, des millions d'autres qui partagent cette souffrance de loin, acquiescent à la rigueur, mais sans vraiment y penser.

Voici donc, pour les mères de la place de mai et la dérisoire consolation que représente l'incarcération (dorée) de Videla, un petit montage personnel. Le texte de la chanson-poésie de Benedetti et Viglietti se trouve ici.


Sources:

- Martine Déotte, "L'effacement des traces, la mère, le politique", Socio-Anthropologie, 12, 2002.

- Matilde Herrera y Ernesto Tenembaum, Identidad, despojo y restitución, Buenos Aires, Madres de Plaza de Mayo, 2007 (2001)

- "Argentine - 30 ans après le coup d'état militaire de 1976", DIAL, 2861, Dossier anniversaire par Sandra Russo, Adolfo Perez Esquivel, Nora Cortiñas et Martin Burgos.

- "Commission Vérité en Argentine": un dossier de Trial Watch.

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3 Commentaires:

  1. Anonyme a dit...
    Merci. C'est bien. J'ai aimé le commentaire en espagnol à la fin de la chanson. Pour ce qui est d'arrêter des gens de 83 ans après tant d'années, je reste perplexe mais je comprends qu'on puisse le vouloir. Il y a des pays où l'on a essayé une réconciliation nationale, je ne sais pas si ça marche et/ou si c'est mieux....De toute façon, je me souviens des reportages atroces après 81...des horreurs sur les femmes enceintes. On avait peine à y coire et on savait que c'était vrai.
    Anonyme a dit...
    Un petite précision sur les enfants disparus, le vice de la dictature argentine a été de placer certains enfants dans des familles de proches du régimes, mais aussi de faire adopter de manière tout à fait légale des enfants par des couples ignorants totalement leur histoire. Dans certains cas les enfants auraient aussi été tués avec leur mère, ce qui ajoute encore à la confusion et a l'horreur.

    Cela fait que certains enfants adoptés légalement à cette époques ne veulent pas blesser des parents aimants et ne font les tests ADN ou alors après leur mort.

    Ce double système appropriation, adoption rend la tache des grands mères de la place de mai encore plus complexe et le poids de ces disparitions encore plus lourde.

    sur les 500 enfants supposés adoptés ou appropriés, 96 ont été retrouvés. Plusieurs sont retrouvés tous les ans. J'espère qu'un militaire finira par donner les listes de ces "adoptions", le dernier à avoir dit qu'il parlerai a été assassiné, c'était il y a quelques mois.

    Je crois que tant que la vérité n'aura pas été faite sur ce point précis l'Argentine continuera à aller de crise en crise, comme incapable d'accepter sa propre identité...
    Nathalie Vuillemin a dit...
    Merci, Dul, pour ces précisions éclairantes.