dimanche 8 mars 2009

Le projet "Chapultepec", vous connaissez? C'est un accord formulé pour la première fois en 1994 à Mexico, qui prévoit d'engager les différents présidents des états de toute l'Amérique à défendre - ou du moins, à ne pas restreindre - la liberté de presse sur leur territoire. Vaste blague, pourrait-on dire, vu l'état actuel de la presse écrite et télévisée dans la plupart des pays d'Amérique latine. Mais mettons d'emblée les pendules à l'heure: Chapultepec, qui tente d'ailleurs depuis 2004 d'asseoir les principes clés de la liberté de presse sur des bases légales dans les différents pays signataires, n'est pas responsable de l'hypocrisie des chefs d'états. Prenons un cas au hasard: la Colombie.

Le 22 janvier 2003, Alvaro Uribe signait le projet Chapultepec et déclarait "garantir à la Société de Presse interaméricaine que, sous son gouvernement, aucune norme restrictive de la liberté de presse ne serait édictée" (1). Habile jeu de mots, car il y a norme et norme. C'est ainsi qu'en 2005, Reporters sans Frontière décernait à la Colombie la palme du pays le plus dangereux du continent américain, pour les journalistes. En 2006, 140 cas d'enlèvements ou d'assassinats de journalistes étaient dénoncés. Le chiffre s'élève à 162 pour 2007. Dans 33% des cas, les menaces ou les méfaits sont anonymes. Ils émanent de fonctionnaires publics ou d'organismes étatiques dans 31% des cas, le reste étant le fait des groupes paramilitaires et guérilleros (2). Si l'on recense 130 cas de violation de la libre information en 2008, aucun journaliste n'a été assassiné, fait exceptionnel, jamais vu depuis 1985. Le président de la "Fondation pour la Liberté de Presse", Carlos Cortés, relativise toutefois ces chiffres: d'abord, la Colombie est sans doute le pays où l'autocensure journalistique a atteint, ces derniers temps (et notamment depuis le feuilleton Bétancourt au début de l'année dernière) le plus haut degré dans toute l'Amérique latine. Deuxièmement, il y a d'autres moyens que l'assassinat et l'enlèvement pour faire taire les journalistes. Pour preuve:

1) Il n'y a en Colombie qu'un quotidien (contre trois en 1999): El Tiempo. Celui-ci appartient à deux familles: celle du vice-président de la République, Francisco Santos, et celle du ministre de la Défense, Juan Manuel Santos. Le journal est tiré à 200'000 exemplaires (dans un pays où vivent 28 millions d'adultes) et est essentiellement rédigé à partir des bulletins d'informations du Ministère de la Défense.

2) Du côté de la télévision, il n'y a plus, en Colombie, d'émissions documentaires ou d'investigation (à l'exception d'une seule dont je parlerai au point suivant). Les images relatives à la guerre civile sont soigneusement bannies des émissions de débat et d'opinion. Quant au journal télévisé, il est consacré à 70% au sport, à la mode, aux événements de divertissement locaux et aux anecdotes le plus souvent divertissantes ou cocasses de la politique nationale (3). Plusieurs organisations d'observation ont signalé que la Colombie est aujourd'hui soumise à un climat d'autocensure extrêmement lourd. Mieux vaut ne rien dire que de risquer sa peau, d'autant que toute dénonciation, tout procès, même, quand il concerne quelque représentant de l'Etat, finit en général par la prononciation d'un non-lieu ou... la mort du plaignant.

3) Le journaliste Hollman Morris produit depuis 2002 une émission intitulée Contravia ("A contresens") dans laquelle il chasse les atteintes au droit de l'homme, enquête sur la politique peu reluisante de "l'antiterrorisme" en Colombie, donne la parole à des indigènes, à des petits paysans, à tous ceux dont on essaie avec une certaine réussite, à Bogotá, de gommer l'existence. L'émission a reçu plusieurs prix nationaux et internationaux dont, en 2007, le Human Rights Watch Defender Award. Inutile de préciser qu'elle est diffusée fort tard le soir.

Depuis le début de son entreprise, Morris a reçu, on s'en doute, de nombreuses menaces de mort. Il a connu des périodes d'exil, avec l'ensemble de sa famille, et vient d'être accusé par le président Uribe de complicité avec le terrorisme des FARC pour avoir interviewé des prisonniers libérés par ces derniers et montré des images filmées lors d'opérations militaires sur le terrain. Morris s'est vu interdire le tournage d'un documentaire, Impunity, qu'il réalisait en collaboration avec le suisso-colombie Juan José Lozano (c.f. point 4). Le film était consacré à l'histoire et à l'enregistrement du procès d'un chef paramilitaire. D'après une enquête de Reporters sans Frontière, Morris avait été placé sous écoute depuis plusieurs mois, au même titre que de nombreux journalistes indépendants du pays, par les services secrets - qui ont reconnu les faits.

4) Le cinéaste suisso-colombien Juan José Lozano a consacré à Morris un documentaire qui a fait grand bruit dans de nombreux festivals à la fin de l'an dernier: Témoin indésirable. D'accord avec le journaliste colombien, il a filmé sans restriction sa vie quotidienne, ses difficultés à conjuguer son travail avec une vie de famille constamment soumise à la menace. Lozano lui-même a été confronté à l'autocensure, face à une situation politique désespérante, et face au combat apparemment absurde de Morris qui, risquant jour après jour d'être assassiné ou de voir l'un de ses proches disparaître continue pourtant de se battre dans un pays ou la liberté de presse est pour ainsi dire inexistante. Il raconte ainsi que "dans les années cinquante, pendant la guerre civile en Colombie, presque un demi million de personnes ont été assassinées à la machette. Lorsque mon grand-père évoquait ces années, c’était pour se plaindre de l’inexistence de la télévision à l’époque :«si je racontais ce que j’ai vu personne ne me croirait, personne ne croirait les choses inhumaines et perverses que l’homme est capable d’infliger aux autres hommes. Personne ne pourrait me croire, car c’est indescriptible. Il aurait fallu voir pour croire. Mais à l’époque il n’y avait pas de télévision pour montrer cela. C’est pour ça que la tuerie a duré si longtemps, pour ça que les gens d'aujourd’hui ne savent pas ce qui s’est passé et pour ça que les gens de demain diront que cela n’a pas eu lieu». Aujourd’hui mon grand-père est mort. Et aux tueries des années 50 se sont succédées celles des années 80, 90, 2000 alors que la télévision est partout. Mais les gens continuent à ne pas vouloir croire, à ne pas vouloir voir. J’ai vécu la réalisation de ce film tenaillé entre ma foi dans le pouvoir des images pour changer le monde comme mon grand-père, et le « réalisme sceptique » de beaucoup de gens d'aujourd’hui, le renoncement à toute forme de communication et de dénonciation ... d’espoir en somme. Intellectuellement, je doute parfois, mais à la fin c’est le regard de mon grand-père qui l’emporte, car autrement il serait impenssable de continuer à vivre."

Difficile de savoir ce que pense Lozano de toute cela au lendemain de la réception de menaces de mort extrêmement sérieuses, signées "les Véritables Colombiens", qui l'ont contraint à abandonner à son tour le tournage de Impunity, coproduit par la Télévision Suisse Romande et Arte. Lozano est, le 23 février, revenu en Suisse. Les "Véritables Colombiens" qui, étrangement, l'accusent de vouloir saper le "projet démocratique" d'Uribe aux yeux du public européen, n'ont bien entendu rien à voir avec l'État. Et pour sûr, la plainte portée en Colombie par l'équipe des journalistes portera ses fruits... car Uribe a signé, il y a 6 ans, la charte de Chapultepec...

Voici, ci-dessous, le lancement de Témoin indésirable (si vous lisez cet article par courrier électronique, rendez-vous sur le site).



N.B. La nouvelle de l'interruption du tournage de Impunity a paru mercredi 4 mars dans le journal Le Courrier. On trouve quelques brèves à ce sujet sur le site d'arte, de la TSR et de la RSR. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que l'affaire ne fait pas grand bruit...

Pour d'avantage d'information sur Morris et sur son travail, visitez son site: http://www.morrisproducciones.com

Pour une vision de ce qu'Alvaro Uribe définit comme le "projet démocratique" de la Colombie, voir mon article: Jeunesse colombienne, en avant...

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3 Commentaires:

  1. Anonyme a dit...
    Il y a deux quotidiens nationaux en Colombie:El Tiempo et El Espectador.
    Nathalie Vuillemin a dit...
    Vous avez raison, je viens de vérifier. Ma source (liée au documentaire de Lozano) était donc fausse, ce qui confirme la difficulté de trouver et de produire des informations objectives sur la Colombie...
    Anonyme a dit...
    Peut-être que ta source date d'avant le relancement de El Espectador, en mai 2008, comme quotidien.